« Les mains du miracle » de Joseph Kessel

 Joseph Kessel, personnage bouillonnant et homme à multiples casquettes fut – et restera – l’un des plus grands noms de l’écriture française. Romancier, grand reporter, journaliste, co-auteur du fameux « Chant des partisans », cet homme engagé et solaire s’érige, entre autres, en père des incontournables et remarquables La Passante du Sans-Souci,Belle de jour,Le Tour du malheur ou encore Avec les Alcooliques Anonymes (enquête lumineuse et passionnante au cœur du réseau des AA dans les années soixante). Joseph Kessel, plume hors-norme et prolifique, plaçait autant de passion dans ses investigations que d’amour dans ses fictions et se révèle d’autant plus comme un conteur unique et fabuleux dès lors qu’il faut aborder un sujet qui se noie dans l’horreur. Parce que Joseph Kessel a le don de bombarder des mots pétris de beauté et d’une justesse incroyable, rebondissant dans l’esprit comme des millions de gouttes d’humanité aussi salvatrices que rédemptrices.

   Les mains du miracle c’est l’histoire vraie et (très) méconnue d’un médecin affable, rondouillard et bon vivant d’origine estonienne, qui expérimentera les affres et monstruosités de la guerre au plus près du mal. Car Felix Kersten a un don, celui de guérir grâce à ses mains. Il est, à Berlin, et suite à une formation en médecine tibétaine, devenu au fil du temps un spécialiste renommé et reconnu pour ses massages thérapeutiques. Des capacités extraordinaires qui l’amèneront en 1939 à rencontrer Heinrich Himmler, l’une des figures les plus marquantes de la Seconde Guerre mondiale, criminel aguerri, chef de la SS et l’un des instigateurs de la « Solution finale ». Car le Reichsführer, tout puissant qu’il ait pu être, cachait une faiblesse considérable et extrêmement handicapante : de terribles et lancinantes douleurs d’estomac.

« Kersten étudiait les pommettes mongoloïdes, les cheveux pauvres, le menton fuyant […] Dans ces joues livides et flasques, au fond des yeux gris et sombres, Kersten retrouva l’appel qu’il connaissait si bien, de la chair misérable. Himmler ne fut plus pour lui qu’un malade comme il en avait tant. » 

Kersten refusa, au départ, de s’occuper de ce personnage méprisable et souffreteux car il s’était promis de ne jamais se laisser entraîner dans le giron de la politique. Il sera malgré tout rattraper par sa conscience et son devoir de médecin, celui de soulager la souffrance et de guérir les maux, quel que fut le patient. Avec courage et sens du sacrifice il surmontera son antipathie et en profitera pour faire d’un homme redoutable et inflexible une créature à la merci de ses mains, les mains du miracle. Car Himmler endurait l’insoutenable et aurait eu recours à n’importe quelle alternative pour affaiblir et épuiser ses douleurs, allant même jusqu’à accepter de son prodigieux docteur les demandes les plus folles. Kersten, héros réservé et d’une grande intelligence, profitera de cette influence grandissante sur Himmler, marchandera, négociera, manipulera et aura recours au chantage et autres flatteries sournoises afin de sauver la vie de milliers de personnes (l’on dénombrerait, entre autres et grâce aux demandes répétées de Kersten, 60 000 Juifs soustraits, entre 1944 et 1945, à l’horreur des camps de concentration).

   Les mains du miracle est une œuvre littéralement magique qui, si elle n’était racontée par le grand Joseph Kessel, ne pourrait que tomber dans le puits sans fond de l’oubli ou du doute (bien que nombre d’enquêtes et historiens aient reconnu la véracité des faits). La réalité dépassant bien souvent la fiction, ce conte à la fois cruel et merveilleux met en scène avec beaucoup de pudeur un Felix Kersten qui, d’homme lambda et père de famille sans histoires, se hissera au rang de redoutable défenseur de l’innocence prêt à prendre tous les risques et à traverser la rivière de son aversion pour s’établir sur la rive du mal et faire flancher le diable.

   L’écriture de Kessel se révèle encore et toujours d’une douceur et d’une vigueur incroyables, ses phrases explosant en de tendres descriptions pointues et poétiques d’une guerre infâme, d’où éclot le destin d’un homme qui usa de son singulier talent pour rendre à l’humanité un soupçon de grâce et lui renvoyer le reflet d’un visage un peu moins vérolé par l’abjection. Un homme malheureusement bien peu salué (et même accusé de complicité avec le Troisième Reich, puis lavé de tout soupçon) qui mourra en 1960, avant que les hommages et autres louanges ne commencent à pleuvoir – très discrètement – sur sa personne.

Florence

Pour aller plus loin… à (re)découvrir :

Dialogues, Geneviève de Gaulle Anthonioz / Germaine Tillion (2015)

Et la lumière fut, Jacques Lusseyran (1953)

Un camp très ordinaire, Micheline Maurel (1957)

Alias Caracalla, Daniel Cordier (2009)

Le silence des rails, Franck Balandier (2014)

N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures, Paola Pigani (2013)

L’Armée des ombres, Joseph Kessel (1943)

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