« Le village évanoui » de Bernard Quiriny

Le village évanoui de Bernard Quiriny

Châtillon-en-Bierre, petit village de mille âmes, assiste au matin du 15 septembre 2012 à un phénomène pour le moins étrange, troublant et terriblement oppressant : il ne leur est tout bonnement plus possible de sortir de leur canton, captifs d’une frontière invisible, prisonniers d’une limite impalpable, comme engloutis par leur propre lieu de vie. Les voitures tombent en panne aux abords de cette mystérieuse démarcation, et les plus valeureux qui tentent de s’échapper à pied ou à vélo se voient vite déboutés de leurs efforts, les routes et autres chemins empruntés ne débouchant nulle part, comme étirés et étendus à l’infini. Les téléphones sont aux abonnés absents, internet ne répond plus, et nos infortunés châtillonnais, escortés par les habitants des petites bourgades alentours, sont désormais condamnés à vivre en vase clos, coupés du monde et privés de leurs repères. Phénomène divin ? Troisième Guerre mondiale ? Apocalypse sélective ? Intervention extraterrestre ? Suppositions et divagations vont bon train, mais il est surtout vital, au lendemain de ce coup de théâtre impromptu, de s’organiser et de parvenir à se suffire à soi-même ; nécessaire sera de mutualiser les efforts, les énergies et les ressources de chacun afin de ne pas sombrer dans le chaos. Seulement voilà, à situation rocambolesque et effrayante, réactions burlesques et délirantes.

Panique, incompréhension, individualisme poussé à son paroxysme, peur de manquer, Bernard Quiriny, sans jugement mais avec beaucoup de clairvoyance, pointe du doigt le meilleur mais aussi le pire de l’humain face à un contexte singulier, inattendu et désarmant. Comment parviendront-ils à survivre ? Trouveront-ils un « passage » pour sortir de cette prison à ciel ouvert et, sauront-ils faire prévaloir l’intérêt commun plutôt que les bénéfices personnels ?

Bernard Quiriny, auteur belge à l’imagination galopante et débridée a, en 2014, publié ce récit des plus jubilatoire dont voici la recette : versez dans votre marmite à livres deux cents grammes de Dôme de Stephen King, rajoutez quelques pincées de Le mur invisible de Marlen Haushofer et un filet de Les oubliés de la lande de Fabienne Juhel. Mélangez le tout, battez, pétrissez, flanquez-y une bonne main à la pâte et vous obtiendrez une fable féroce et cocasse qui, sous ses airs drolatiques et ludiques recèle surtout des trésors de philosophie, et une réflexion sur la condition humaine et les ressorts politiques des plus savoureuse.

Du maire désemparé au « chef de guerre » aux allures de gourou, du gendarme désabusé au commerçant filou, en passant par des villageois solidaires ou lapidaires, l’auteur dresse le portrait d’une galerie de personnages tous plus singuliers, apeurés, altruistes ou mesquins les uns que les autres, comme un reflet de notre société où chaque parcelle d’identité, d’opinion et de tempérament serait concentrée sur quelques kilomètres carrés seulement.

Bernard Quiriny, observateur lucide et dont le regard affûté vagabonde là où s’abandonnent la petitesse et l’ignorance des gens, offre un roman extrêmement habile et intelligent qui égratigne sévèrement notre condition d’êtres humains  assistés, incapables et dépendants, qui ne semblent trouver leur oxygène que  dans l’utilisation compulsive des téléphones et d’internet et qui, privés de leurs repères, ne sont plus à même de se sustenter, infoutus de survivre au milieu de terres fertiles et d’une nature nourricière indispensable mais dédaignée et méconnue. Quiriny livre une critique acerbe mais souriante d’une mondialisation mortifère et d’une société consumériste venimeuse, débilitante et hypocrite qui ne tarde jamais à se tourner vers Dieu quand tout se délite et qu’elle ne sait plus à quel saint se vouer.

« La hiérarchie des compétences se renversait ; l’essentiel n’était plus de savoir allumer un ordinateur ou calculer une TVA mais d’être habile, d’avoir du bon sens et de posséder des connaissances pratiques. »

L’écriture est impeccablement simple et directe, sans démonstration ampoulée, tour à tour moqueuse, tranchante et visionnaire et offre un ton faussement « Pierre-Bellemardien » original espiègle et empreint de cynisme. L’on ressort de cette lecture du rire plein les yeux et franchement amusé.e, mais aussi âprement honteux.se et désappointé.e, comme si l’auteur (docteur en droit et professeur de philosophie à l’université) avait un peu trop tripatouillé nos pendules pour les remettre à l’heure.

Le Village évanoui fête ses six ans cette année et non seulement il n’a pas pris une ride mais il semble lui aussi se rappeler au bon souvenir d’une éventuelle prophétie. Quoi qu’il en soit, un roman à (re)découvrir et à garder précieusement sous son oreiller, comme une petite mise en garde d’un futur incertain et toujours prompt à bouleverser notre quotidien.

« D’ici à un an ou deux, si les frontières se rouvrent, c’est d’accéder de nouveau à l’extérieur qui nous paraîtra bizarre. Tel est l’animal humain : le monde se renverse sous ses yeux et, après un moment de stupeur, il reprend le cours de sa vie comme si de rien n’était. La surface des eaux se reforme toujours. »

Florence.

Le village évanoui, Bernard Quiriny, Flammarion, 2014. 217 p.

Crédit photo : Electre.

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