Du sang sous le sapin à la « Villa des roses » – #10

Suite de l’intrigue de Jean-Yves Ruaux, menée avec le concours des participant.es à l’atelier d’écriture de la bibliothèque …

Tous coupables ;
surtout ceux que l’on n’attendait pas !

« Ne m’en veux pas, maman, mais je préfère en terminer avec une vie… »
Comment s’était-il laissé berner par cette grandiloquence, un truc à user un paquet de Kleenex(R) tout entier en lisant un roman sentimental ? Ce qui était déconseillé. En période de pénurie de papier de toilette, de papier de cuisine et de pâtes alimentaires, ça aurait représenté un vrai gâchis.
Alors Rieux éternua, chassa dans le mouchoir les souvenirs d’un début d’hiver peu clément, et se retourna vers le parc.

Le saignant, y a rien de plus stimulant.

La maison était vaste, se donnait des airs de château ou plutôt de castelet, tels que s’en faisaient construire les bourgeois frimeurs du temps de Napoléon III.
Ils s’achetaient un grand piano de bois clair que l’on cirait soigneusement comme ici. Et s’il y avait un Polonais, un Russe, un Roumain dans le coin, peu importe du moment qu’il roule les R comme roule la Volga en crue, qu’il ait l’air artiste, on le conviait à donner un peu de Chopin et plus si affinités.
Ça relevait les dîners au temps de la splendeur d’une maison comme celle-ci, une villa que ses tourelles d’opérette ennoblissaient à pas trop cher. Mais, dans un mois au plus, elle serait sur le marché parce que la matriarche était morte, parce que la boîte coulait, parce qu’un assassin ou plus – ne soyons pas avare ! – coucherait en prison.
Le reste de la famille s’égaillerait alors comme un banc de moineaux du genre de ceux qui venaient chatouiller les cerisiers dans le verger d’où la vue ouvrait sur la Rance, juste en bas.

Les bords de Rance vus du viaduc, vers 1930 (Coll. Bibliothèque municipale de Dinan, don SAMB)

L’heure, donc, était venue de solder les comptes, de solder l’affaire.
Dans deux mois, Rieux baisserait le rideau. Fin de partie. La retraite. Or, ni le jardinage, ni le golf ne lui avaient laissé un souvenir impérissable. Encore moins l’équitation, trop lourd !
Il pourrait animer des murder party « pour de faux ». Il se laisserait pousser une moustache, un nœud papillon. Il prendrait un accent traînant et ferait un Hercule Poirot acceptable pour les « soirées spéciales » du Grand Hôtel ou du Casino d’Emeraude. Avec une espérance secrète : que quelqu’un profite de la soirée pour trucider l’un des convives et que du jeu, on plonge dans le réel. Car le saignant, y a rien de plus stimulant.

La maison était bourrée de morts et de docteurs !

Il en était là de ses pensées lorsqu’il s’aperçut qu’il n’était pas seul dans le grand salon. Leïla, qu’accompagnaient maintenant deux agents en uniforme, attendait que, sortant de sa rêverie solitaire, le vieux commissaire daignât dénouer l’énigme.
En fait, c’est en repensant aux roueries d’Agatha Christie qu’il trouva la solution. Elle s’était ébauchée sous ses yeux au fil des interrogatoires.
Qui donc avait envoyé le dramatique mail de suicide de François à Anne-Marie ? François ? Tarata ! Le déchirant billet ne venait pas de son ordinateur mais d’une improbable adresse informatique. Il avait dû partir de Dinan, ricocher à Hong-Kong, passer par Ouagadougou avant d’atteindre sa cible. Intraçable comme l’œuvre d’un geekhacker-docteur ! Patrick ! Chantal le confirma car Patrick sans clavier était plus muet qu’une carpe farcie.
Patrick, voyons, Patrick mais pourquoi ? Comme ça, par jeu pour embêter Anne-Marie, pour qu’elle lâche la grappe à la famille, qu’elle cesse de se prendre pour le nombril d’un petit monde qu’elle paralysait.

Coupable, mais pas trop !

Coupable de meurtre ? Un peu mais pas trop ! Sauf si l’enquête montrait que le Dr Patrick avait mesuré l’augmentation du rythme des battements de cœur que son message incongru provoquerait chez belle maman. Sauf si quelqu’un l’avait aidé à mettre à la portée de la doyenne un tonicardiaque dont l’action serait radicale sur un palpitant ému et fatigué. Zag !
Coucou Chantal.
Ça se serait fait en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, avait insisté la légiste le Dr Hélène Marc. Encore un docteur. La maison était bourrée de morts et de docteurs. C’est pour cela que Rieux éprouvait de la difficulté à départager les suspects. Donc Patrick avait avoué, Chantal avait approuvé et la légiste confirmait. Il n’y avait pas eu de surdose médicamenteuse.
Mais… Mais quoi ? Anne-Marie était morte d’une mort absolument naturelle qui lui avait donc été infligée avec doigté et délicatesse. Une belle mort avait commenté le Dr Hélène Marc qui n’en voyait pas tant que ça au cours de ses séances de découpage-couture.

Des piqûres de junkie ? Non, pas toutes.

On ne pouvait malheureusement pas en dire autant pour François. Le Dr Marc n’avait même pas eu besoin de l’ouvrir pour se faire une opinion. Une embolie gazeuse l’avait emporté, provoquée par l’une des multiples piqûres qui faisaient ressembler le tonton pervers à une cible de fléchettes ou à un apiculteur en conflit avec sa ruche.
Des piqûres de junkie ? Non, pas toutes, une minorité même, des trous, plein de petits trous mais pas des trous de pro.

– Leïla, merci de faire entrer les enfants.
Leïla, puis Marion, poussèrent les cadets devant elles, Amandine, Julien, Marion et Jules, qui baissaient le nez. Moitié par timidité comme lorsque l’on ne veut pas chanter une chanson au dessert pour l’anniversaire de mamie, moitié parce qu’on sait qu’on a mal fait sans trop savoir quoi, en fait.
– Bon, vous me racontez…

– On a joué au docteur, expliqua Amandine, toute candide. Tonton François, il adorait jouer au docteur avec nous. Mais là, c’était son tour pour les piqûres. Donc, on lui a fait plein de piqûres.

– Avec quoi ?

– Avec des seringues, tiens ! Marion avait des seringues, nous on jouait avec. On s’amusait même des fois à s’arroser.

– François était bon joueur ?
– Au début, oui. Ensuite, il a fait celui qui voulait pas se réveiller même quand on le pinçait. C’était pas drôle, Monsieur le commissaire, je vous
jure !

FIN

Une intrigue de Jean-Yves Ruaux menée avec le concours des participants à l’atelier d’écriture de la bibliothèque qui l’ont dialoguée, dramatisée, costumée, interprétée et mise en scène, à la Bibliothèque municipale de Dinan lors de la Nuit de la Lecture du 18 janvier 2020. (Patricia Barthélémy, Natacha Besrets, Michèle Bodénès, Valérie Boulanger, Bénédicte Caquelard, Arnaud Chemin, Alyce David, Bénédicte Desanlis, Nathalie Odot, Alexia Philippe, Geneviève Pignon, Valérie Pivetta, Manon Riquier, Soazic Rollando, Thomas Schmutz, Marie Segard)

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