Suite de l’intrigue de Jean-Yves Ruaux, menée avec le concours des participant.es à l’atelier d’écriture de la bibliothèque …
Manon a levé ses ciseaux
– Où est François ? Où est François ?
La question d’Amandine, la fille, 10 ans, de Christiane et Philippe tourne dans le vide… Pourtant, François le lui avait promis, on jouerait au docteur. Il est cool François pour une grande personne…
On peut donc en déduire que personne n’a justement eu jusqu’à présent le courage de dire à Amandine que… eh bien… François, ton oncle… certes François est le petit frère de maman… mais maintenant tu es grande et il y a des choses…
Philippe n’a jamais été très doué pour expliquer, pour parler aux enfants, pour rien en réalité sauf des trous dans le budget avec sa manie du jeu et l’assurance constante qu’il va se refaire…
Où est François…
– Amandine, tu veux bien te taire un instant.
– La tension monte à mesure que le soir descend…
Amandine a une jolie voix perçante. Philippe est assis seul à la table face aux papiers qu’il compulsait tout à l’heure avec Christiane. On est toujours l’après-midi du 24 décembre. Mais il est 16 heures et, comme pour un 24 décembre habituel, la tension monte à mesure que le soir descend. Chacun voit que les années ont passé, que les grands projets d’autrefois, les ambitions de grandes destinées sont tombés, noyés à l’eau des rêves. C’est l’heure de la marée dans la Rance. On le voit d’ici. Ou alors, les gars du barrage ont laissé les vannes ouvertes plus que prévu car l’eau atteint le tablier du Vieux-Pont. Et rien, pas même un kayakiste, ne pourrait passer dessous. Un vieux bonhomme venu du faubourg de la Madeleine a ressorti un carrelet avec l’espoir de quelques prises de soles, crevettes crabes… peu importe. Ça fait si longtemps qu’on n’a rien pris ici. Oh ! T’as vu ?
– Amandine s’il te plaît ?
Philippe a levé le regard vers le plafond. Les cristaux du lustre dansent une sorte de java au rythme de la cavalcade de talons qui à l’étage ponctuent une discussion que l’on dirait houleuse.
– Non tu n’aurais pas dû !
– Je n’aurais pas dû quoi ? Sache que je ne suis pas encore morte. Je suis encore la patronne dans ma maison. MA MAISON !!! Donc je ne vois pas qui viendrait contester mes décisions. Toi surtout. Déjà du temps de ton père tu voulais mettre ton nez partout.
– Dans l’intérêt de la famille, pour que l’équité règne au sein de cette famille, la justice !
– Ah de quelle justice, de quelle équité, me parles-tu ? Le joli mot ! De quelle famille ? La nôtre ? La tienne avec ton bon-à-rien de mari ?
– Je ne te permets pas.
– Tu n’as rien ma fille ni à m’autoriser ni à m’interdire. Vous verrez bien lorsque je serai morte mais pour l’instant je pilote.
– Et tu vas tous nous envoyer dans le mur. Tu n’aurais pas dû éponger les dettes de François.
– C’est un investissement.
– Drôle d’investissement !
– Peut-être François est-il un panier percé. Mais il n’a personne auprès de lui.
– C’est ça, tu vas me faire pleurer !
– Pleure autant que tu veux mais pleure sur toi. Tu pourrais le tenir ton Philippe. Lui, sa manie du jeu et je ne parle ni des petites poules ni…
– Ni ?

Même morte, tu déchireras notre famille !
– Rien. Je me comprends. Mais tu devrais faire le ménage chez toi avant de venir…
– De venir quoi ? Te rappeler que tu as quatre enfants, que tu dois les traiter sans discrimination, qu’un jour tout sera rapporté à ta succession, que chacun de tes débordements sera compté. Même morte, tu seras comptable des écarts qui continueront à déchirer ta famille, notre famille.
– Charmant programme ! Tu sais que je suis malade, que je ne dois pas m’exposer à des émotions intenses.
– Pourquoi, les petits gigolos, c’est de la déco florale, pas des émotions intenses ? J’ai trouvé d’intéressantes factures de blousons en daim, de montres. Et Manon, c’est quoi l’idée de lui avoir offert cette assurance vie ? Et Amandine, alors, et Julie, Marion… Pourquoi y a rien pour elles ?
– J’ai mes raisons, Manon…
– Tu veux lui donner un mobile pour te liquider ? Fais attention à ne pas glisser dans l’escalier lorsqu’elle te suit. Perverse. Tu es une grande perverse.
– Continue, amuse-toi. Je sais où j’en suis. Ton Philippe, lui, il va t’entraîner là d’où il vient. Un deux-pièces au Vieux Pont, côté Lanvallay en plus, à la Madeleine. Et sous le niveau de l’eau avec les rats qui montent à chaque crue. Bah, tu pourras toujours demander des conseils à son père pour poser des pièges. Il est doué lui aussi pour la pêche en eaux troubles. Accroche-toi, t’es sur la bonne voie.
On entend un grand rire qui s’achève dans une quinte de toux. Puis une porte qui claque. Rageusement.
C’est vraiment sympa le Noël chez mamie.
La cavalcade de talons se projette dans l’escalier, désordonnée, comme une charge à la baïonnette à Waterloo ou une retraite de Russie. Philippe retient ses cartes. Manon a levé ses ciseaux. Amandine lève les yeux juste pour éviter de regarder ce qui se passe autour d’elle. C’est vraiment sympa le Noël chez mamie.
– Bon vous attendez quoi là, les nigauds ? Et toi Philippe ? T’as l’air fin avec tes trèfles ? Tu regardes passer le train, tu broutes ?
– Christiane c’est mon sac, mon foulard… !
– Pardon, Chantal, je ne sais plus où j’ai la tête.
– Tu sais, on est le 24 décembre, il est 16 h 00. On prend l’apéritif à 19 h avec maman. Mais tu vas où comme ça ?
– J’ai besoin de prendre l’air.
Christiane sort vers le fond du parc. Les arbres, qui n’ont pas encore perdu toutes leurs feuilles, s’écartent sur son chemin. Mais les griffes de la brume enserrent déjà les troncs et lui tricotent déjà un linceul alors que le soir l’absorbe dans le dense fond de verdure qui vire au noir. Au loin, les voitures forment un ruban lumineux sur le viaduc qui, impassible, poursuit sa traversée. Heureusement, à cette heure, les conducteurs sont encore assez sobres pour ne pas confondre la voie et le précipice de la nuit. Mais ça pourrait se gâter à l’heure du champ…, de la nouba, des cotillons. Et à la maison alors ? Ça vous allez voir…
Pour suivre : 3. La mosaïque dorée de la salle de bains Odorico
Épisode précédent : 1. Crime de saison aux Combournaises
Une intrigue de Jean-Yves Ruaux menée avec le concours des participants à l’atelier d’écriture de la bibliothèque qui l’ont dialoguée, dramatisée, costumée, interprétée et mise en scène, à la Bibliothèque municipale de Dinan lors de la Nuit de la Lecture du 18 janvier 2020. (Patricia Barthélémy, Natacha Besrets, Michèle Bodénès, Valérie Boulanger, Bénédicte Caquelard, Arnaud Chemin, Alyce David, Bénédicte Desanlis, Nathalie Odot, Alexia Philippe, Geneviève Pignon, Valérie Pivetta, Manon Riquier, Soazic Rollando, Thomas Schmutz, Marie Segard).