Du sang sous le sapin à la « Villa des Roses » – #6

Suite de l’intrigue de Jean-Yves Ruaux, menée avec le concours des participant.es à l’atelier d’écriture de la bibliothèque …

La police ne devrait pas tarder

La pièce était noire. La fenêtre cadrait un bout de nuit mobile. Les phares clignotaient en guirlande sur le viaduc dont une lumière bleue soulignait les arches, à la façon du Luminol que les experts utilisent pour traquer le sang sur les scènes de crime.

La croisée était ouverte à double battant. Les lourds rideaux de velours cramoisi vivaient leur vie, se gonflaient et se dégonflaient avec le vent. Hideux spectres obèses dansant une danse du ventre obscène entre ombre et nuit.

L’obscénité cadavérique du corps maigre et pâle

Le lit d’Anne-Marie apparaissait comme une masse funèbre au milieu de la pièce, le gigantesque catafalque d’une divinité oubliée. Lorsque les deux belles sœurs allumèrent la lumière une chauve-souris fripée se pendit au lustre en ricanant, juste au-dessus du lit. Ce n’est pas l’horrible animal qui les effraya mais l’obscénité cadavérique du corps demi nu, maigre et pâle. Un squelette de vieille dame dont l’expression d’anxiété demeurerait le souvenir ultime.

L’étrangeté du spectacle avait assommé Chantal et Sophie.

Car c’était sans appréhension qu’elles étaient montées chercher Anne-Marie. Tous imaginaient qu’elle avait voulu se réserver et se reposer jusque là. Sans compter que les belles-sœurs avaient souhaité la préserver du tumulte qui avait envahi la maison. Elles la redoutaient. Pouvoir lui présenter une situation invraisemblable mais tout du moins maîtrisée était un atout face à la matriarche.
On en était loin désormais.

Face de rat ailé à groin de cochon

Les deux parentes tentèrent de rendre une apparence décente à l’amas humide de linges tordus et jaunis qui sentaient l’ammoniac. Mais rabattre les draps chavirés par les ultimes convulsions d’une agonie solitaire révéla un ordinateur allumé. Une chose à la fois. Chantal s’empara d’un tisonnier et d’un balai pour expulser de la chambre l’horrible rhinolophe, face de rat ailé à groin de cochon coiffé de radars noirs taillés en pointe.

Le message lu dans un état second, elles échangèrent un bref signe : elles n’avaient pas rêvé ce qu’elles avaient déchiffré sur l’écran. Elles fermèrent la fenêtre, vérifièrent que celle du cabinet de toilettes était close, ouvrirent les placards. Aucun inconnu n’y était tapi, mais elles redescendirent sonnées.

– Comme ça !

– Non, tu peux y aller, on va en avoir besoin.

Une demi-bouteille de whisky passa en quelques instants d’un flacon où dansait une lumière dorée aux verres puis aux gosiers des deux femmes. Mais le plus dur restait à faire. Aviser la maisonnée, la garder sous contrôle en évitant de tout révéler.

« Ne m’en veux pas, maman, mais je préfère en terminer avec une vie décevante pour moi encore plus qu’elle ne l’est pour toi et pour Chantal, vous qui êtes mes deux mères. Je regrette profondément. Je me suis amusé, et j’ai beaucoup abusé. De tout, de la situation, des facilités que tu mettais à ma disposition, des voitures, des appartements, de mes amies, de mes cousines à qui je demande pardon. Quand je dis que j’ai abusé, il faut l’entendre au plein sens du terme. Je n’ai jamais forcé quiconque pour obtenir des relations. Mais j’ai toujours profité des situations que je créais, des faiblesses que je rencontrai. L’argent la tchatche, l’alcool ont aisément raison d’une jeune fille de quinze ans. Pardon Manon, pardon Carole… »

– Alors les filles, on ne s’embête pas. Avec vous le pire n’est jamais sûr.

Sophie se retint de ne pas vider son verre au visage d’Alexandre. Ordinairement, les bévues étaient la chasse gardée de Philippe.

Quelque part dans le lointain, de l’autre côté de la Rance, on entendit les craquements joyeux d’un feu d’artifice dont les éclats et les coupoles de lumière se laissaient seulement deviner à l’horizon.

La radio grésille encore. La journaliste de 22 h annonce que le Président de la République va passer le réveillon, une fois n’est pas coutume, avec les prostituées de la rue Saint-Denis. Le pape rejoindra lui aussi les travailleurs de la rue après la messe de Minuit célébrée en la basilique Saint-Pierre.

Puis le poste se met à chanter La Madelon…

Morte de frayeur

Tout semble dérailler ce soir comme lorsqu’un orage est à l’approche. Les pétards de Lanvallay auraient pu rappeler de joyeuses soirées d’été, des feux de la Saint-Jean auxquels tout le quartier avait été convié. Mais c’était quand déjà ?

Il y a si longtemps. Ici péterait bientôt un orage sec, comme dans ces romans des étés bordelais où les humains craquent avant que le ciel lui même ne se fende. Un de ces orages qui inondent les familles bourgeoises sans mouiller quiconque mais en consumant chacun de l’intérieur. Avec le rappel d’anciennes turpitudes, de drames et de hontes que l’on avait longtemps laissé mûrir à l’étouffée.

– Vous n’allez pas nous dire…

– Mais si Alexandre, mais si, Anne-Marie est morte. Mais ça ne veut pas dire que tu as les mains libres pour la boîte.

– Sophie, s’il te plaît. Gardons un peu de décence.

– Tu peux en parler de décence avec ce que Chantal et toi avez picolé. Déjà Christiane…

– Merci beaucoup Alexandre. Anne-Marie est bien morte. De frayeur. Mais ça n’a rien à voir dans son altercation avec Christiane.

Un couteau à la main

On entend un gros ouf. En fond, la radio poursuit dans le comique troupier.

J’ai la rate qui se dilate
J’ai le foie qu’est pas droit
A mon Dieu que c’est embêtant d’être toujours patraque…

Bourrée de marrons, la dinde patiente toujours, ainsi que la bûche, les sablés maison et la bombe glacée.

Mais la bombe, elle, ne va pas tarder à éclater.

– François a envoyé un mail à Anne-Marie pour lui annoncer son suicide.

– C’est pas vrai. C’est un faux. Il ne pouvait pas nous faire ça !

– Allons Manon, Essayons de raisonner un peu froidement.

Même bien imbibée, Chantal conserve son ton d’autorité.
– Le message est largement antérieur à l’heure de la mort de François. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il soit authentique, ni qu’il se soit tué. Maintenant, tu vas aller fermer la chambre d’Anne-Marie et moi je place son ordinateur dans mon coffre. Allez tout le monde à table, la police ne devrait pas tarder.

Chantal agite la clochette. Juliette, robe noire et collerette blanche, apporte les entrées, un couteau à la main.

Extrait du Recueil de chants de Noël, manuscrit, 1662
(Coll. Bibliothèque municipale de Dinan, don SAMB)

Pour suivre : Ce frère qui est ton fils est l’amant de sa sœur

Épisode précédent : 5. « Faut que ça saigne ! »

Une intrigue de Jean-Yves Ruaux menée avec le concours des participants à l’atelier d’écriture de la bibliothèque qui l’ont dialoguée, dramatisée, costumée, interprétée et mise en scène, à la Bibliothèque municipale de Dinan lors de la Nuit de la Lecture du 18 janvier 2020. (Patricia Barthélémy, Natacha Besrets, Michèle Bodénès, Valérie Boulanger, Bénédicte Caquelard, Arnaud Chemin, Alyce David, Bénédicte Desanlis, Nathalie Odot, Alexia Philippe, Geneviève Pignon, Valérie Pivetta, Manon Riquier, Soazic Rollando, Thomas Schmutz, Marie Segard)

Les commentaires sont fermés.

Fièrement propulsé par WordPress | Thème : Baskerville 2 par Anders Noren.

Retour en haut ↑