Du sang sous le sapin à la « Villa des Roses » – #8

Suite de l’intrigue de Jean-Yves Ruaux, menée avec le concours des participant.es à l’atelier d’écriture de la bibliothèque …

Qu’il soit mort la soulageait

« Corde… pendront… capitalistes » Les mots avaient trotté dans la tête de Rieux depuis qu’il s’était éveillé. 6 h 30. Tôt pour un matin de Noël. Mais l’affaire le turlupinait. Les mots aussi. La citation d’un auteur révolutionnaire. Oui, lequel ?
Il alla jusqu’à la fenêtre du bureau d’Anne-Marie. Mais la vision des jambages du viaduc mangés par la brume ne lui apporta aucune lumière.

-Tu as reçu quelque chose du légiste ?
L’arrivée de Leïla le tira de son idée fixe.

-Non, toujours pas ; on commence les interrogatoires, en attendant.

-Et « Corde…pendront…capitalistes » ça te dirait quelque chose ?

-Bien sûr, c’est du Lénine : « Les capitalistes nous vendront la corde
avec laquelle nous les pendront.
» C’est à ça que tu penses un matin de
Noël ?

– Je me disais juste que la cupidité est l’une des clés de notre affaire.

– A tous les étages ! Y a même Alexandre qui réclamait des sous à man-man pour se renflouer et Christiane pour compléter sa collection de sacs Hermès.

Oui, elle savait manier une seringue.

C’est dans le bureau qu’ils vont interroger les témoins. Une pièce intime, petite mais lumineuse, accueillante, « idéale pour des aveux », blague Leïla. Le bureau perso de la taulière. Aucune fantaisie. Un ordre minutieux y règne, reflétant le caractère intransigeant d’Anne-Marie. Pas de bibelot, ni de livre. Seulement deux aquarelles neutres et un paysage cubiste de Rochereau qui cadre aussi la vallée de la Rance.
On décida donc d’une mise en scène propre à déstabiliser leurs interlocuteurs. A tour de rôle, Leïla et Rieux se tiendraient l’un, assis derrière l’énorme bureau et l’autre debout, dos à la fenêtre, en contrejour : Un peu de piment, que Diable !
Les deux enquêteurs ne nourrissaient pas l’intention de s’ennuyer, ni de jeûner. Le tout premier entretien – avec Juliette – avait porté ses fruits. La cuisinière, toute chamboulée, se présenta avec un chignon, penchant de la pointe comme la tour de l’Horloge. Elle n’avait rien vu. Elle mélangeait tout. Mais personne n’avait touché au miroir au chocolat. S’ils voulaient autre chose, il suffisait de tirer le cordon qui reliait le bureau à l’office. Foie gras, huîtres, homard…

Pierre Rochereau, La vallée de la Rance, huile sur bois, 65 x 50 cm
(Coll. Bibliothèque municipale de Dinan).

« Y zont pu d’appétit, alors ce serait dommage de laisser perdre », avait consigné Leïla dans le PV d’audition de Juliette.
La belle Manon Le Thurnier, avait déboulé dans le bureau en direct de son
footing. A poil sous son jogging mais sans passer par la case douche.
Dommage… pensa Leïla qui avait l’odorat délicat. L’entretien avait été bref
mais très révélateur. D’emblée, Manon était restée adossée à une vitrine
présentant la gamme de carrelage de la fabrique. Une personnalité complexe, timide, anxieuse, animée par un dégoût profond envers sa famille. L’assurance vie que sa grand-mère avait souscrite en son nom ? Emmaüs, Les Petits Frères des Pauvres – pas les Petites sœurs ! – en feraient meilleur usage. Son oncle François ? Un séduisant pervers, une saloperie. Oui, elle savait manier une seringue.

– Tu la vois assassinant son taré d’oncle ? demanda Rieux.

– Son violeur d’oncle qui est son frère… elle en la capacité. Mais je la
crois trop bien élevée pour tuer, trop comme il faut.

– Trop éthique ?

– Peut-être.

– Des tics et du toc ! Un panier de dégénérés, cette famille ! Sûr ! des
abonnés à la messe de 11 h du chanoine… Entre la famille du Dr
Banchard et celle de M° Le Meur. Culs serrés, mains jointes. Tous
innocents ! Comme l’agneau ! Mais tous un grain et un mobile. Au
moins. Essaie donc d’attraper Carole avant qu’elle ne file.


La jeune femme entra, se posa sur le siège qu’on lui désigna et répondit
de manière factuelle aux questions. Avait-elle des raisons de tuer
Anne-Marie ? Pas la moindre. Elle se demandait pourquoi on le lui
demandait. François ? Toutes ? Mais à quoi cela aurait-il servi ? Qu’il
soit mort la soulageait. Elle n’aurait plus à jouer au chat et à la souris
pour l’éviter en allant s’occuper de Patrick. Savait-elle que le jeune
homme était le fils de Chantal ? Elle s’en doutait. Les familles
bourgeoises ont des squelettes pleins les placards. On la sentait blasée.
Elle jeta un œil circulaire sur la pièce, un dernier regard. « Je pense
que tout ça va me forcer à prendre un nouveau départ. Sans regret. »
Christiane, a contrario, manifesta son intention ferme de faire valoir
ses droits. Bec et ongles. « Ma mère ? Une pingre. une terreur sans
cœur ! jamais le moindre petit cadeau ni à moi ni à ses petits-enfants.
Alors pourquoi Manon ? Pourquoi cette assurance-vie ? Vous croyez
que je peux attaquer le legs ? »

« Pourquoi l’aurais-je zigouillé ? »

– C’est pour l’héritage que vous avez tué. Deux fois !
Christiane sursauta. Rieux avait quitté le coin de rideau où il était embusqué pour se servir un café au plateau posé sur la vitrine.

– Votre mère était une rapia? risqua Rieux.

– Chantal, Philippe, François n’avaient pas à s’en plaindre !

– C’est pour ça que vous êtes allée en catimini dire à François le fonds
de votre pensée à son arrivée.

– Mais pourquoi l’aurais-je zigouillé ?

– A trois, les parts sont meilleures qu’à quatre, insinua Leila.

– N’importe quoi ! Oui, j’ai besoin d’argent. Oui, Alex et Sophie sont
d’une cupidité à vomir. Oui, j’aimerais que le carrelage ne bouffe pas
toute la baraque.

Rieux, à l’instant, éprouvait le besoin de se nettoyer de toute cette bile,
de ces rancœurs qu’il aurait bien lavées dans l’une des quatre magnifiques salles de bain de mosaïque. L’une après l’autre ? Ça dépendrait de la durée de l’enquête !

– Allo la Lune, ici Tréfumel. Leïla ramenait Rieux sur terre quand il
rêvassait. Tu penses à quoi ?

– A un bon bain.

Deux chats achevaient
la dissection de la dinde

Les bulles l’aideraient à décanter. A se décrasser des miasmes.
Jalousie, frustration, envie, inceste, viol. Y avait tout, comme dans un
roman de chevalerie… Restaient les indices, le calmant, le verre, la
seringue chez Anne-Marie. Cette autre seringue, si sale, sous le lit de
François. Quoi encore ? Ce mail que François n’avait ni écrit, ni
envoyé. Mais qui ? Christiane la jalouse ? Carole la blasée ? Philippe,
le joueur aux poches percées ? Alexandre ? L’homme d’affaires en
déroute ? Et les enfants ? Qu’avaient-ils vu ? Qui avaient-il vu ?
Des éclats de rire provenaient de la tour Ouest. La cuisine ? Le salon ?
Rieux le retraversa. Il y avait redéposé les cadeaux mais un ouragan y
avait sévi depuis. Sapin en berne, guirlandes en guenilles, orage de
papiers déchirés.
La salle à manger ? Un champ de bataille. Deux chats y achevaient la
dissection de la dinde abandonnée en se chamaillant.

Une intrigue de Jean-Yves Ruaux menée avec le concours des participants à l’atelier d’écriture de la bibliothèque qui l’ont dialoguée, dramatisée, costumée, interprétée et mise en scène, à la Bibliothèque municipale de Dinan lors de la Nuit de la Lecture du 18 janvier 2020. (Patricia Barthélémy, Natacha Besrets, Michèle Bodénès, Valérie Boulanger, Bénédicte Caquelard, Arnaud Chemin, Alyce David, Bénédicte Desanlis, Nathalie Odot, Alexia Philippe, Geneviève Pignon, Valérie Pivetta, Manon Riquier, Soazic Rollando, Thomas Schmutz, Marie Segard)

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