« Des hommes couleur de ciel » de Anaïs Llobet

Drames humains : de la guerre à l’exil, une chance pour certains, pour d’autres une crispation qui les entraîne vers la radicalisation.

Ce roman tourne autour de trois personnages principaux : Alissa Zoubaïeva, professeur de russe et Oumar et Kirem Akhmaïev, deux frères tchétchènes. Oumar a été l’élève d’Alissa, il y a deux ans et Kirem l’est cette année, chacun a un lien à l’attentat terroriste qui met les Pays-Bas en état de choc.

2017, La Haye.

Un attentat terroriste a lieu dans un lycée. La bombe placée sous une table du réfectoire explose à l’heure du déjeuner, au moment où un grand nombre d’élèves s’y presse. On parle d’une vingtaine de morts, élèves et professeurs. Très vite, les autorités néerlandaises dirigent leur suspicion vers Kirem.

Quand la nouvelle effroyable tombe, Alissa s’apprête à partir pour le lycée pour donner ses cours dans sa classe de 12 élèves, dont Kirem. Les médias parlent de terroriste tchétchène. Son élève serait-il le terroriste ?

Elle aussi est tchétchène et néerlandaise depuis une dizaine d’années.

Très vite, elle se présente devant la porte d’entrée du lycée, là où les parents affolés sont arrivés ; la police néerlandaise demande sa coopération. Déjà, son appartement a été perquisitionné pour y trouver des éléments d’explication à l’attentat supposément perpétré par Kirem Akhmaïev, petit frère d’ Oumar.

Dans cette ambiance de grande tension, tous les Tchétchènes deviennent des coupables potentiels.

Alissa se présente comme russe (quelquefois elle se fait appeler Alice, n’a-t-elle d’ailleurs pas affiché ALICE ZOUBAÏEVA sur la porte de son appartement ?). Elle est parfaitement intégrée à la société néerlandaise, a un compagnon néerlandais Hendrik. « Hendrik était sa normalité. Sa réussite, la preuve de son intégration parfaite sous tous les angles » p. 50.

Dans ce climat de menace terroriste, elle ressent ce mal-être, doute et perd pied quand cette question qu’on pourrait lui poser la taraude « Vous n’avez rien vu venir ? »et lui pardonnera-t-on de ne pas avoir déchiffré l’âme d’un enfant qu’elle voyait quatre heures par semaine ?

Anaïs Llobet nous emmène comme dans un roman policier pour comprendre cet attentat en détricotant la vie de la famille Akhmaïev venue se réfugier aux Pays-Bas pour fuir les horreurs de la guerre en Tchétchénie et les bombardements. Les enfants en gardent des peurs inoubliables, grandissent souvent sans père, parti ou mort aux combats.

Oumar , le grand frère, s’exilera seul. Suivront la mère Taïssa, le jeune frère Kirem et le cousin Makhmoud.

Oumar et Kirem, les deux frères, ne se ressemblent en rien. Alissa, leur professeur, les décrit ainsi : A propos de Kirem : « C’était un enfant étrange. La copie inversée de son frère, Oumar, qu’elle avait eu en cours deux ans auparavant. Ils avaient beau se ressembler comme deux gouttes d’eau, leurs personnalités étaient diamétralement opposées. Autant son frère était solaire, affecteux , toujours prêt à participer et à distribuer les copies, autant Kirem se faisait très vite oublier, et détester.  » p. 25.

En bonne connaisseuse de la société tchétchène, la romancière nous explique les relations au sein de la famille et du clan, les ressorts de cette société, le sens de l’honneur et la morale exigeante. Nous y découvrons des tabous et des lois radicales autour notamment de l’homosexualité :  » Il n’y a pas de terme tchétchène pour dire ce qu’il est (homosexuel). On a importé « gay » de l’anglais et « golouboÏ » du russe, qui signifie ‘bleu ciel ». Il y a aussi les insultes qui ont contaminé leur langue : « pederast », »pedik »… et le présentateur de la télévision commentant le défilé d’hommes déguisés dansant sur des chars décorés de banderoles avait déclaré : « Voici le défilé parisien des stigal basakh vol nakh, des hommes couleur de ciel « . p. 167 et nous avons la clef du titre du roman.

Oumar est homosexuel et sa mère, Taïssa l’a vite compris. Elle sait surtout que son fils sera malheureux, voire persécuté dans son pays, en Tchétchènie. Aussi avait-elle envoyé son fils dans un pays libre.

Oumar le jour / Adam, le soir avec ses amoureux, réussit son baccalauréat, a des projets de vie jusqu’à ce jour de l’attentat où Oumar sera mis en garde à vue. Il ne parlera pas car même loin de son pays, il est préférable de ne pas se dévoiler et tomber dans le déshonneur.

Anaïs Llobet fait preuve d’un véritable talent de romancière, elle capte notre attention par son écriture convaincante, faisant preuve de sensibilité et d’humanité et pose la question des fêlures de l’enfance.

Elle nous offre quelques magnifiques pages d’écriture, émouvantes, sur les devoirs de classe de Kirem qui glisse progressivement vers le radicalisme sous l’emprise de son cousin Makhmoud.

Des destinées inéluctablement tragiques.

Un bon moment de lecture avec une jeune romancière prometteuse

Des hommes couleurs de ciel est le 2ème roman de cette jeune romancière qui a conquis déjà de nombreux lecteurs.

Anaïs Llobet, a été journaliste – reporter pour l’AFP à Moscou pendant 5 ans, mission durant laquelle elle a effectué des séjours en Tchétchénie.

En 2013, elle était correspondante pour plusieurs médias aux Philippines lorsque le typhon Yolanda a ravagé le pays. « Les Mains lâchées », son premier roman, paru en 2016, en sera inspiré.

Elle est Lauréate du concours organisé par le Haut-Commissariat aux Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) en partenariat avec « Le Monde ».

Catherine M. – Mai 2020.

Des hommes couleur de ciel, Anaïs Llobet, Editions de l’Observatoire, 2019, 210 p., Gallimard (Folio), 2020, 266 p. (Prix Ouest-France Etonnants voyageurs 2019, Prix Louis Guilloux 2020).

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