
I. La bénédiction des corneilles
Par Manon Riquier
1. Une invitation au château
Ses mains moites ferment la porte du service patrimoine du Conseil général. Vincent Piaz s’empresse de retrouver son amie Sophie qui l’attend à l’appartement. Dans la rue, la pression diminue, il se remémore sa prestation par bribes qui s’enchaînent trop vite, scrutant un éventuel oubli ou un relâchement de son langage.
Pressé de s’aventurer
Deux semaines plus tard, cette fois, Vincent ouvre le portail des écuries du domaine de Trévarez. Il a rendez-vous avec le directeur, M Skarzher. Il le voulait cet emploi, mais c’est une drôle de vie qui s’annonce. Pour le moment, Sophie est restée à Quimper. Ils se verront le week-end.
M. Skarzher fait bon accueil à Vincent. Il le félicite pour les recherches menées en vue de son entretien. Puis, il lui explique brièvement le déroulement des visites et le présente à ses collègues. Vincent a tout juste eu le temps de repérer les étagères où sont sans doute rangées les archives du château. Quelques échanges de papiers ont suivi dans le bureau de l’administrateur, avant la remise du précieux trousseau de clés.
Le jeune homme est pressé à l’idée de s’aventurer dans tous les recoins, y compris ceux fermés au public. A dix-sept heures, on lui propose de se rendre dans l’appartement mis à sa disposition. C’est l’occasion de faire connaissance avec le gardien, un homme d’une cinquantaine d’années, assez rustre à première vue. Le genre de gars qui aime passer son temps à bûcheronner dehors et qui a du mal à apprécier les qualités des jeunes gens qui restent au chaud.
– Je m’appelle Émile et toi petit ?
– Moi c’est Vincent, Vincent Piaz, enchanté.
– C’est bien toi qui vas prendre tes appartements à côté des miens ?
– Oui, c’est ce qu’on m’a dit.
– Bon et ben, bienvenue. Si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas, d’ici là… chacun sa vie !
Cette formalité passée, Vincent et Émile ne savaient pas encore si leurs deux mondes allaient se rencontrer davantage…
Sa voiture l’attendait
Après une ovation qui n’en finissait plus, Sarah B sortit de scène. Encore dans l’énergie de la représentation, elle se précipita dans sa loge et en claqua violemment la porte. Elle se jeta sur le sofa de velours où elle repensa à de brefs passages. Elle comparait son jeu aux sensations procurées par l’attention du public. Sachant que sa vigueur serait de courte durée, elle s’élança vers sa console. Elle s’y démaquilla. Une carte d’invitation était accrochée sur le miroir : Monsieur Monjaret de Kerjégu souhaitait la rencontrer. Qu’il en soit ainsi !
A peine ses vêtements changés, quelqu’un vint frapper, la prévenant que sa voiture l’attendait. Chaque fois, le même voiturier venait la chercher. Garé dans la pénombre, il allumait ses phares dès qu’elle apparaissait. Il connaissait ses habitudes : le journal du soir l’attendait sur la banquette. L’investiture du « petit père Combes[1] » à la tête du gouvernement faisait les gros titres, tandis que les évêques criaient au loup !
La voiture s’arrêta devant un immeuble haussmannien[2].
– Madame Bernhardt[3], c’est pour moi un honneur de vous recevoir dans mon humble demeure. James Monjaret de Kerjégu, pour vous servir.
Ces paroles ampoulées, nimbées de fausse modestie ne trompèrent pas Sarah B qui avait fait du chemin depuis sa pension religieuse et tenait à prendre sa place dans la société. Elle fit donc connaissance avec son hôte : James avait fait un beau mariage et s’était empressé de dépenser la fortune de feu sa femme au bénéfice de sa quête de pouvoir. Un investissement qu’il jugeait lui-même presque philanthropique car sans doute salvateur pour ce qu’on appelait désormais la République.
Sarah B échangea avec plusieurs convives, tous issus de la bourgeoisie ou de la haute fonction publique. La plupart avait assisté aux pièces de théâtre dans lesquelles elle tenait un rôle et ils avaient hâte de faire sa connaissance en privé. Ainsi, elle s’amusait à distiller des informations intimes, tout en préservant une part de mystère.
Autrefois catholique mystique, elle avait balayé les doctrines et s’était secrètement investie dans la franc-maçonnerie. Un maçon était d’ailleurs présent parmi les mondains : il s’était signalé par un geste discret dans le creux de sa main en la saluant. James Monjaret de Kerjégu – fort naïf sur ce point – était quant à lui, un fervent catholique au point que cela transpirait dans ses propos politiques.
Il en parlait avec tant d’emphase : la religion garantissait l’ordre moral. Sa conception d’une société nettement hiérarchisée était la condition de son évolution.
Après avoir distrait ces messieurs par diverses anecdotes tirées de sa vie sur les planches, selon la tradition, la comédienne fut reléguée au coin des femmes. Celles-ci l’avaient à leur tour, interrogée sur ses origines et lorsqu’elle avait raconté des parcelles de son enfance passée en Bretagne, l’une d’entre elles intercéda auprès de leur hôte, lequel s’empressa de l’inviter dans sa villégiature finistérienne.
– Vous me feriez un grand plaisir en venant y séjourner autant de temps qu’il vous conviendra. Nous nous y rendons chaque automne, moi et quelques amis. Nous y organisons des chasses à courre et dînons comme des rois ! Vous verrez, vous vous amuserez aussi, si vous acceptez un peu la promiscuité causée par la fin des travaux. Toutes ces représentations où vous donnez tant de votre personne doivent vous exténuer à force.
Sarah B se surprit à accepter l’offre aussitôt. Elle avait en effet besoin de repos, avant d’entamer sa tournée à l’étranger avec sa nouvelle compagnie. Son camarade de loge lui lança un rapide clin d’œil comme pour approuver sa décision. Il lui offrit une rose noire tirée de sa pochette, la salua silencieusement et s’éclipsa.
[1] Emile Combes, (1836-1921), Homme politique anticlérical, ex-séminariste et théologien, devenu médecin et franc-maçon, initiateur de la loi de 1905 visant à la séparation des Églises et de l’État.
[2] Immeuble élégant, en pierre de taille, aux lignes régulières ne dépassant pas six étages et répondant aux préconisations édictées par le baron Haussmann (1809-1891), préfet de Paris sous Napoléon III.
[3] Tragédienne-vedette internationale (1844-1923), Monstre sacré du spectacle, amante, entre autres, selon la tradition, de Gustave Doré, Victor Hugo, et du prince de Galles, amie d’Émile Zola et d’Edmond Rostand. Aime à se reposer dans un cercueil capitonné à son domicile.
Pour suivre le 20 novembre…
La bénédiction des corneilles
Épisode 2 : La lettre cachetée de cire noire
Avec La Bénédiction des Corneilles, le blog débute la publication de trois nouvelles policières issues des œuvres de participants à l’atelier d’écriture 2019-2020 de la Bibliothèque. Ces nouvelles ont été créées dans le cadre du concours organisé par la médiathèque de Plonévez-du-Faou et le domaine départemental de Trévarez (Finistère Sud). La publication du texte de Manon Riquier précède celle de Zélie de Patricia Barthélémy et de Tard dans les bosquets au fond du parc de Jean-Yves Ruaux. La publication des nouvelles en trois épisodes a lieu à raison d’une nouvelle par semaine.