Les mystères de Trévarez : La bénédiction des corneilles #2

La bénédiction des corneilles

Par Manon Riquier

Le Château de Trévarez. Photo : Moore.

2. La lettre au cachet de cire noire

Vents violents

Ouest-France, point météo : « Les tempêtes automnales s’annoncent à partir de demain. Vents violents à plus de quatre-vingt kilomètres heure, pensez à protéger vos biens. »

Vincent étale sommairement ses affaires pour donner un peu de vie à son nouveau chez lui. Il est temps d’appeler Sophie. Doit-il lui exprimer de la satisfaction ou bien paraître morose ?
Laisser une chance à cet endroit de devenir tout à fait palpitant. Ne pas s’attarder sur ses états d’âmes. Prendre de ses nouvelles. Il a tellement hâte de la revoir, elle et leurs amis.
Plus tard, après dégustation du contenu d’une boîte de sardines sur une tranche de pain beurré, à la nuit tombée et contre toute attente… On frappe. Émile est planté là, dans l’entrebâillement.
Il a pris sur lui de faire ce premier pas vers Vincent. Vincent, lui, est presque soulagé de ne pas avoir à chercher une vaine inspiration pour combler sa soirée, seul et sans connexion.
– Re-bonsoir, je me disais que ça te plairait peut-être de faire la visite nocturne, à moins que tu sois un froussard…
Vincent est ravi que le gardien puisse prendre ses aises, pourvu qu’il ne soit pas contraint de boire des galopins tous les soirs. Il accepte volontiers, il en profitera pour vérifier que ses clés fonctionnent correctement.

Dans la fosse d’un opéra

A la mi-octobre, déposée devant la majestueuse demeure, dégageant sa vue de son chapeau foncé piqué d’une longue aiguille bleue, Sarah B fut extrêmement surprise devant la grandiloquence, la prétention de cet édifice presque entièrement construit de briques pourpres.
Elle hésitait à y voir l’expression de la mégalomanie ou de l’esthétique de l’audace. Laissant divaguer ses impressions, elle se crut soudain projetée dans la fosse d’ orchestre d’un opéra wagnérien. L’actrice s’imagina en cantatrice implorant son prince de rester auprès d’elle.
James Monjaret de Kerjégu, un peu crâneur, entra en scène et interpréta son sourire comme de l’admiration. Il lui fit bon accueil et on lui attribua aussitôt une domestique qui l’aiderait à s’installer dans la chambre rose préparée à son intention.

Photo : Moore.

– Vous verrez madame, ce château est fantastique, on peut y allumer des lumières grâce à l’électricité. Certaines de mes connaissances s’imaginaient des fantômes ici, je leur ai expliqué bien sûr, mais ce n’est pas facile quand d’origine on n’a pas la lumière à tous les étages. Oh ! mais que madame se rassure, je ne déblatère jamais sur ce qui se passe à l’intérieur de ces murs. Chacun chez soi et les vaches sont bien gardées. Il y a même des ascenseurs. Nous aussi, les domestiques, on en a un, c’est dire si monsieur nous traite à la perfection. A chaque fois que je le prends quand on m’a sonnée, j’ai un petit haut-le-cœur mais ça me plaît. Rien qu’un peu de respect et c’est déjà la grande vie pour nous autres !
On ne lui avait pas menti, sa chambre était d’un rose profond, d’autres diraient élégant, ornementée de bouquets de camélias parfaitement accordés. L’actrice avait un goût prononcé pour les arts décoratifs.
Dans cet endroit inspirant, peut-être aurait-elle du temps à consacrer à Hermione[1], son prochain rôle. Aidée par sa bonne, elle défit ses bagages et en sortit une précieuse lettre cachetée de cire noire, qui ne devait surtout pas tomber entre d’autres mains. Elle congédia la jeune femme puis décela le clapet d’un conduit d’aération dissimulé dans la suie de la cheminée. Cela ferait l’affaire.

Accès direct aux sous-sols

Vincent s’efforce de suivre Émile qui se déplace comme s’il chaussait des bottes de sept lieues. A grands gestes, le bonhomme trapu expose l’histoire du château, d’une façon pour le moins habitée. Il se reprend :
– Enfin, je suppose que tu sais déjà tout ça, petit, si tu es là.

– Disons que j’ai fait quelques recherches pour mon embauche, et puis ça me plaît les petites histoires dans la grande. Vous êtes originaire d’ici ?
– Oh, tu peux me tutoyer. Ma grand-mère et ma mère tenaient le café-épicerie en face de l’église à Plonévez-du-Faou. Tu connais ?
 – Euh, non, pas encore… Et vous, enfin, tu n’as pas voulu reprendre l’affaire ?
– Ça m’est arrivé de remplacer ma mère de temps à autre mais vois-tu, dans ce genre d’endroit, chaque chose a sa place, le café près des biscottes, la Ricoré près des Craquottes. Ben moi, c’est simple, j’y arrive pas à me rappeler de tout ça alors, je me faisais houspiller chaque fois que ma grand-mère venait. Pareil pour les racontars, je ne me souvenais jamais des généalogies, à savoir si c’était Denez le cousin d’Eric ou bien si c’était Rozenn qui avait collé des cornes à Fanch ou à Kemener… Les messes sont longues en centre Finistère, pas facile de tout emmagasiner et le lambig[2] par là-dessus… Au moins, quand tu travailles dans un endroit comme celui-ci – à mon endroit, je veux dire – tu as le plaisir de voir dans quoi tu as mis tes efforts, si tu me suis. Je suis gardien mais je fais aussi les réparations, j’aime tout ce qui est technique et si ça ne tenait qu’à moi, ça fait belle lurette que j’aurais remis en route tous les réseaux électriques et la plomberie de ce bâtiment, des serres et tutti quanti. C’est comme ça que ça marche à Versailles ! Ça présenterait autrement, on pourrait se baigner dans les piscines près des chambres, enfin en tout bien tout honneur… actionner les sonnettes des domestiques.
– Excellent ! Dans ce genre de décor on pourrait organiser des soirées spéciales du genre Escape game, ça participerait au financement !
 – Connais pas ton truc mais t’as sûrement raison… Bon on y est, voilà l’accès direct aux sous-sols. Tu remarqueras petit, je ne te fais pas la visite pour les Parisiens, tu la feras assez souvent. Seulement, je te préviens, il y a un paquet de chauve-souris par ici alors je te conseille de ranger tes porc’hat blev[3]. Vincent ne comprend pas mais d’instinct, enfonce sa tête au fond de sa capuche. Le gardien n’avait pas menti une nuée de pipistrelles s’agite au-dessus d’eux.
– Dis Émile, tu crois qu’il y a des mystères dans ce château ?
– Ah ça, j’en sais fichtre rien, petit. Sûr qu’on ne sait pas tout. En tout cas, la raison pour laquelle le directeur traîne autant à me laisser faire les réparations versaillaises, ben pour moi, c’en est un de mystère. Il paraît que l’un de ses ancêtres travaillait de temps à autre ici. Il était responsable des toitures si je me souviens bien. Tu vois, les gens du coin sont attachés à leurs racines.

Ils poursuivent la visite par la cuisine au fil d’explications sur les installations si modernes pour l’époque, ce qui intéresse beaucoup le jeune guide. De tuyaux en câbles électriques, leur exploration se termine par l’enfilade de couloirs et de chambres aux étages où Émile montre celle que la célèbre Sarah Bernhardt aurait occupée pour quelques vacances.

La partie de chasse à courre démarrait tôt le matin. La femme de chambre aida Sarah à enfiler une tenue pour descendre prendre le petit-déjeuner. Le journal L’Union agricole du Finistère[4], édition du vendredi 17 octobre 1902, avait été apportée sur un plateau. Elle apprécia tout d’abord l’attention puis découvrit que M de Kerjégu en était le propriétaire-éditeur. Des articles rédigés en breton montraient à quel point ce monsieur Combes conduisait la France à la catastrophe, en s’éloignant à ce point des prescriptions cléricales.
Au rez-de-chaussée, dans la salle à manger, James tapait du poing sur la table, entouré de deux collègues députés.

[1] Personnage majeur de la tragédie Andromaque de l’auteur Jean Racine (1639-1699).

[2] Eau-de vie de cidre en breton. Doit son nom à l’alambic qui permet de distiller. S’appelle calvados en Normandie.

[3] Cheveux en breton.

[4] Hebdomadaire local qui a paru de 1884 à 1942

Pour suivre le 22 novembre…

La bénédiction des corneilles
Épisode 3 : Le conduit de cheminée


Avec La Bénédiction des Corneilles, le blog débute la publication de trois nouvelles policières issues des œuvres de participants à l’atelier d’écriture 2019-2020 de la Bibliothèque. Ces nouvelles ont été créées dans le cadre du concours organisé par la médiathèque de Plonévez-du-Faou et le domaine départemental de Trévarez (Finistère Sud). La publication du texte de Manon Riquier précède celle de Zélie de Patricia Barthélémy et de Tard dans les bosquets au fond du parc de Jean-Yves Ruaux. La publication des nouvelles en trois épisodes a lieu à raison d’une nouvelle par semaine. 

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