Les mystères de Trévarez : Zélie #1

Zélie

par Patricia Barthélémy

Photo : Moore.

1. Née de Père inconnu

26 septembre 1906, Domaine de Trévarez

A l’aube, il entre discrètement. Il tient respectueusement son chapeau à la main. Il est venu chercher sa fille pour la ramener à la maison. Il estime qu’elle n’est ni une dame, ni une domestique, pour passer autant de temps au château.

Il voit une lampe allumée à l’étage et se dirige sans bruit dans sa direction, la porte est ouverte. Il voit la jeune femme en travail. Bâillonnée, pour qu’aucun cri ne trouble le silence de la nuit. Malgré la souffrance, d’un seul coup d’œil, elle l’a vu aussi. Elle sait qu’il a vu, elle-même a lu la stupeur et une condamnation sans appel dans son regard. Alors, l’homme sombre doit mourir, peu importe la manière.

26 septembre 1957, Paris

Françoise de la Ferronnays repose dans le meilleur fauteuil du petit salon. Madame la marquise porte bien ses soixante-treize ans, encore très mince, toujours brune, petite, le port altier, une étincelle froide et presque atone éclaire son étrange regard en amande.

Depuis le décès de son mari, elle a choisi de vivre dans son appartement de l’Avenue Kléber. Cet appartement lui appartient depuis… tant d’années maintenant ! Elle s’y sent bien et chez elle. Berthe vient de lui remettre une lettre postée à Paris. Elle n’a pas reconnu l’écriture mais le nom de l’expéditrice, Docteur Françoise Cadu O’Connor, évoque une partie de sa vie qu’elle s’est ingéniée à oublier. Elle ne sait pas si elle doit ou non lire cette lettre.

Elle ne prête pas attention aux actualités de la RTF et semble somnoler, son pli à la main, quand les mots « cinquantenaire de l’indépendance de la Nouvelle-Zélande » la font sursauter.

Brusquement, elle sait exactement qui est l’auteure de cette lettre.

Elle ne bouge pas et sans plaisir, plonge dans ses souvenirs.

A l’office, Berthe est très énervée :

– Je vous dis que Cadu c’était le nom du chef jardinier de Trévarez ! Ma mère m’en a tellement parlé d’Yves Cadu. Un homme sévère et taiseux, il lui faisait peur quand elle était enfant… Quand il est mort, on n’a jamais bien su si c’était naturel, on a parlé de poison, c’est qu’il y avait des jeteuses de sort à Saint-Goazec ! Et il n’y avait plus personne pour le pleurer, sa femme était morte depuis longtemps et leur fille venait de disparaître juste au moment du décès, comme par un fait exprès.

Madame la Marquise se souvient parfaitement du père de son amie Zélie Cadu, et surtout de sa mort survenue très brutalement le matin du 29 septembre 1906, alors qu’il était au centre du potager. Au milieu de l’équipe de jardiniers, il a jeté un bref regard au ciel et il est tombé, sans un mot sans un soupir, mort.

On se mit alors à la recherche de Zélie. D’abord chez elle, Françoise Monjaret de Kerjégu, que Zélie n’a pratiquement pas quittée depuis des mois, la soutenant dans sa maladie malgré l’avis de son père. Puis dans la grande maison qui a été octroyée au chef jardinier.

Mademoiselle de Kerjégu ne dit rien mais elle sait parfaitement que Zélie est partie dans la nuit pour la gare de Châteauneuf, emportant l’enfant née le 26 septembre dans le plus grand secret. Elles ont prévu cette fuite, pas que la naissance serait aussi longue, douloureuse et terrifiante.

5 octobre 1906  – Calais

Zélie est prostrée et semble avoir perdu toute joie. Si elle est encore une brune séduisante aux beaux yeux noirs, tout sourire l’a désertée. Elle est pâle et tendue.

Lui, est un petit homme mince et blême qui sent le tabac et a de grandes dents jaunes. Il reste imperturbable, distant. Au premier coup d’œil, Zélie sait qu’elle devra redoubler de prudence.

– Bonjour mademoiselle, je suis le commissaire de police Vigeot, en poste à Calais. La police de Quimperlé s’est inquiétée de votre disparition au moment du décès de votre père. Une alerte a été lancée dans tous les postes de police des ports de l’Atlantique et de la mer du Nord…

– Veuillez m’excuser, Monsieur, mon père est mort ? 

Zélie sent les larmes monter mais elle se retient afin de ne donner aucune prise au commissaire qui ne doit rien apprendre. L’enfant à côté d’elle, bien emmaillotée, dort à poings fermés. A la prison de Calais, on a dû trouver du lait car Zélie n’en a pas. Une nourrice a finalement été réquisitionnée.

– Mademoiselle Cadu, votre père est mort le 29 septembre, d’une façon extrêmement brutale. Si brutale et étrange qu’on soupçonne un empoisonnement. Et votre disparition au même moment laisse planer, hum, quelques doutes, comprenez-vous ? Reprenons depuis le début s’il vous plaît, nom, prénoms, qualité ?

– Cadu Zélie Ana, sans qualité. J’étais en quelque sorte demoiselle de compagnie de Françoise de Kerjégu au domaine de Trévarez.

– Et comment une fille de votre condition est-elle devenue demoiselle de compagnie d’une dame de Kerjégu ?

– Nous sommes nées le même jour, nous avons été élevées par la même nourrice, Marguerite Le Stum de Saint-Goazec ; nous sommes toutes deux orphelines de mère. Et monsieur de Kerjégu a consenti à me faire donner la même éducation qu’à sa fille. Nous sommes inséparables, à Saint-Goazec on nous appelle les « presque sœurs ».

– Hum. Cela explique votre bon français, n’est-ce pas ? Vous ne viviez pas chez votre père ?

– Non, plus depuis plusieurs mois. Françoise de Kerjégu a été prise d’une maladie de langueur au printemps. Elle était si faible et si dolente que je suis restée à ses côtés.

– Votre père était d’accord ?

– Non, pas vraiment. Mais monsieur de Kerjégu le lui a formellement demandé et il n’a pas pu faire autrement que d’accepter que je demeure auprès de mademoiselle de Kerjégu.

– Donc si je comprends bien, vous êtes la demoiselle de compagnie, ou la presque sœur de mademoiselle de Kerjégu, malgré votre père ?

– On peut le dire ainsi, Monsieur.

– Et cette enfant ?

– C’est ma fille, Monsieur. Je l’ai appelée Françoise.

– Née ?

– Le 26 septembre, au château de Trévarez, dans les appartements de mademoiselle de Kerjégu.

Photo : Moore.

– De Cadu Zélie Ana et de ?

– Ça, Monsieur, cela doit rester secret. J’ai déclaré l’enfant à Calais. Elle est née de père inconnu.

Pour suivre le 4 décembre…

Zélie
Épisode 2 : Des billets de train, un alibi

Avec La Bénédiction des Corneilles, le blog débute la publication de trois nouvelles policières issues des œuvres de participants à l’atelier d’écriture 2019-2020 de la Bibliothèque. Ces nouvelles ont été créées dans le cadre du concours organisé par la médiathèque de Plonévez-du-Faou et le domaine départemental de Trévarez (Finistère Sud). La publication du texte de Manon Riquier précède celle de Zélie de Patricia Barthélémy et de Tard dans les bosquets au fond du parc de Jean-Yves Ruaux. La publication des nouvelles en trois épisodes a lieu à raison d’une nouvelle par semaine. 

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