Zélie
par Patricia Barthélémy

2. Des billets de train, un alibi
– Hum. Et qui connaît son existence ?
– Personne, je l’espère.
– Vous l’espérez… Pourquoi ? Vous avez peur de perdre votre réputation ou votre emploi de dame de compagnie?
– Non Monsieur, je suis partie de Saint-Goazec pour échapper à la honte. Je voudrais aller en Angleterre pour m’y placer, comme gouvernante française.
– Parce que vous parlez anglais, en plus ?
– Pas parfaitement, mais je pense être capable de comprendre et de me faire comprendre dans la vie de tous les jours.
– Hum, qu’en disait votre père ?
Il n’en a jamais rien su, Monsieur. Il m’aurait tuée s’il l’avait su. Oui, je crois que mon père m’aurait tuée plutôt que me laisser partir… quant à la petite, il serait devenu fou… S’il vous plaît, de quoi est-il mort ?
– Ah, vous semblez ne pas le savoir ! Votre avis, Mademoiselle Cadu, m’intéresse au plus haut point !
– Mais vous me dites qu’il est mort le 29 septembre et moi, je suis partie le 28 septembre au matin, comment pourrais-je savoir de quoi mon père est mort ?
– Quand avez-vous quitté Trévarez ?
– Le 28 septembre très tôt ; j’ai pris le train à Châteauneuf à 7h15 pour Carhaix, puis de Carhaix à Guingamp et de Guingamp à Rennes, le voyage a été si long… si long que je ne suis arrivée à Calais que le 2 octobre…
– Pouvez-vous prouver vos dires ? Mademoiselle, c’est, hum, très important.
– J’ai gardé mes billets, Monsieur. Je dois tenir mes comptes car je n’ai pas beaucoup d’argent.
– Montrez-moi cela. Ça m’a l’air correct… les billets des trains… votre note d’hôtel à Paris, et même l’achat de lait sur cette note. Je dois tout verser au dossier.
– Monsieur, je vous en prie, ne pouvez-vous pas me dire de quoi mon père est mort ?
– Si j’ai bien compris les bleus[1] que j’ai reçus, votre père est mort subitement le matin du 29 septembre. Il était avec les jardiniers, quand il s’est écroulé, mort, sans aucune parole ou convulsion. On vous a alors cherchée partout. Comme vous aviez disparu, monsieur de Kerjégu a fini par alerter la police. Et un médecin légiste a été diligenté… d’après le dernier rapport, il hésite encore entre une attaque naturelle ou un empoisonnement qui aurait provoqué une attaque… Il cherche des traces de poison… A ce sujet, vous avez des connaissances en botanique ?
– Mes connaissances sur les plantes viennent surtout de ce que Marguerite Le Stum, ma nourrice, m’a enseigné. De vieilles recettes, des formules…Les noms des plantes en breton sont bien différents de ceux en français et en latin, comme ceux que mon père m’a appris. Mais lui cultivait, il ne courait pas les bois et les chemins ! Par exemple, il n’a jamais voulu de laurier rose à Trévarez, parce que c’est un poison. Cette fois il n’a pas cédé, pas même à monsieur de Kerjégu qui imaginait l’esplanade du château embaumant le « Nerium oleander »… Il ne voyait les plantes sauvages que comme des mauvaises herbes.

Et puis j’ai observé aussi. Je connais quelques remèdes, des soins, seulement des soins. Marguerite m’a répété qu’utiliser la force des herbes pour tuer, se retourne souvent contre celle qui le fait. Les plantes se vengent, Monsieur, les plantes se vengent.
– Hum… Peut-être Mademoiselle. En attendant, vous fréquentez assidûment une jeune noble contre l’avis de votre père, vous avez des projets qu’il désapprouve, vous avez un enfant bâtard dans le plus grand secret, vous avez quelques connaissances en botanique, vous avez quitté votre lieu de résidence et votre père sans son autorisation. Vous disparaissez alors qu’il y a une suspicion d’empoisonnement. Il me semble que tout cela ne plaide pas en votre faveur ! Il existe sans doute une mauvaise herbe, susceptible de tuer un homme, plus de vingt-quatre heures après son ingurgitation. Dans ce cas, votre alibi en billets de train ne serait pas bien solide face à la Justice.
1er décembre 1906, Londres
Chère Françoise,
J’ai été emprisonnée à Calais plusieurs semaines, suite au décès de mon père. On a soupçonné un empoisonnement. Le saviez-vous ? J’ai tant de chagrin. Déjà l’abandonner m’était une peine presque insurmontable, que j’avais acceptée par amour pour vous. Le savoir mort me cause une peine que je ne saurais vous décrire. Je me sens seule et abandonnée, loin de tout ce que j’aime et de tous ceux qui me sont chers.
La petite se porte bien et elle m’apporte un peu de joie. Heureusement à la prison de Calais, une nourrice a été réquisitionnée car bien sûr, je n’ai pas de lait. Je l’ai déclarée née de père inconnu, avant mon arrestation.
Je crois, Françoise, que vous avez intercédé en ma faveur auprès de votre père ; son intervention a accéléré ma libération. Je vous en remercie ; c’est exactement ce que vous deviez faire. Les pièces du dossier ne sont pas suffisantes pour m’accuser formellement, mais le commissaire semblait persuadé de ma culpabilité. Le légiste n’a pas trouvé de poison. Grâce à vous, je suis partie de Trévarez AVANT le décès de mon père. Mais Françoise, je ne comprends pas comment vous aviez pu prévoir cet enchaînement d’évènements, et me pousser à partir aussi rapidement. J’aimerais que puissiez m’éclairer à ce sujet !
Maintenant, je suis à Londres, tout est très cher ici et heureusement je dispose de l’argent que vous aviez fait envoyer en Angleterre. Je crains fort de ne pas pouvoir trouver à m’employer parce que je suis française et parce que la petite Françoise ne constitue vraiment pas une aide !
Croyez, ma presque sœur, que je reste entièrement dévouée à votre service.
Zélie Cadu »
[1] Désigne un télégramme. Coûteux outil-papier de communication utilisé de 1879 à 2006, facturé au mot, dicté ou envoyé en morse et transmis à distance, remis au destinataire en bandes de mots collés sur un papier bleu puis téléphoné.
Pour suivre le 6 décembre…
Zélie
Episode 3 : L’héritière
Avec La Bénédiction des Corneilles, le blog débute la publication de trois nouvelles policières issues des œuvres de participants à l’atelier d’écriture 2019-2020 de la Bibliothèque. Ces nouvelles ont été créées dans le cadre du concours organisé par la médiathèque de Plonévez-du-Faou et le domaine départemental de Trévarez (Finistère Sud). La publication du texte de Manon Riquier précède celle de Zélie de Patricia Barthélémy et de Tard dans les bosquets au fond du parc de Jean-Yves Ruaux. La publication des nouvelles en trois épisodes a lieu à raison d’une nouvelle par semaine.