Les mystères de Trévarez : Zélie #3

Zélie

par Patricia Barthélémy

Photo : Moore.

3. L’héritière

16 novembre 1907, Auckland

Chère Françoise,

Je pense que vous avez reçu mon courrier d’Angleterre…

Je n’y suis pas restée longtemps car avec la petite que j’ai appelée Françoise, et comme française, il m’était quasiment impossible de trouver à m’employer.

J’ai pris la décision de partir loin, puisque je ne peux pas revenir auprès de vous. J’ai trouvé un embarquement pour la Nouvelle-Zélande, de l’autre côté du globe. Comme vous l’aviez imaginé, mes connaissances en anglais ont été suffisantes pour le courant ; de plus j’ai progressé durant mon voyage pour les antipodes. Mon anglais est maintenant très fluide !

Le voyage a duré un peu plus de six mois, en passant par les Indes et l’Australie. Sur le premier navire, j’ai rencontré un jeune médecin irlandais en partance, lui aussi, pour Auckland… Nous avons sympathisé au premier regard et malgré la barrière de la langue nous avons beaucoup échangé. Il parle gaélique[1] mais cela ne ressemble pas autant au breton que nous le croyions. Je vous laisse deviner la suite, ma chère Françoise. Comme vous au début de l’année 1905, je suis tombée amoureuse… follement ! Vous voyez cela arrive même à une suffragette ! 

Maintenant je vais essayer de devenir « nurse » car nous voulons quitter Auckland et nous établir au cœur de l’Ile du nord. C’est une aventure que nous n’aurions jamais osé imaginer, n’est-ce-pas ?!

Ce pays m’émerveille par ses beautés, par ses habitants (je trouve les Maoris étranges et attirants ; je veux apprendre leur langue pour mieux les connaître et qui sait, les soigner…). La Nouvelle-Zélande est très avancée sur le plan des droits de ses habitants ! Pouvez-vous imaginer qu’ici les femmes votent depuis 1893[2] ?

L’indépendance a été proclamée le 26 septembre de cette année, juste pour l’anniversaire de Françoise. Je ne puis m’empêcher de voir là, un signe du destin augurant le meilleur pour cette enfant arrivée bien difficilement dans notre monde !

Je crois pouvoir être heureuse ici, et fonder une famille qui sera aussi celle de Françoise.

Seamus est comme un père pour elle ! Nous avons pu la faire baptiser, il y tenait ; je pense que vous y teniez aussi. Elle porte nos deux noms car nous nous sommes mariés et Seamus l’a adoptée.

Je vous ai prouvé mon attachement ainsi que ma fidélité. Maintenant, j’ai besoin de votre aide financière pour mener à bien mon projet de devenir infirmière. Je vous remercie infiniment de bien vouloir verser la somme que vous m’aviez indiquée avant mon départ ou même un peu plus, dans l’unique banque d’affaires d’Auckland.

Je vous demande aussi de bien vouloir faire entretenir la tombe de mon père, de la faire fleurir pour la fête des morts. Je vous prie de demander à vos descendants qu’ils le fassent, en souvenir de moi, votre presque sœur.

Je garderai toujours le souvenir de Trévarez et des jours de bonheur que j’y ai vécu avec mon père et avec vous.

Je demeure, au-delà des océans, votre très dévouée,

Zélie Cadu O’Connor

26 septembre 1957, Paris

Françoise Monjaret de Kerjégu marquise de la Ferronnays, connaît encore par cœur le contenu de ces deux vieilles lettres qu’elle a brûlées.

Elle a toujours été attentive à ce qu’aucune trace de Zélie et d’Yves Cadu ne subsiste au domaine de Trévarez. Si elle fait entretenir la tombe de ce dernier, c’est fort discrètement. Personne à Saint-Goazec ne sait qu’elle a versé une forte somme à Marguerite Le Stum pour que la tombe n’ait pas l’air abandonnée. Elle faisait fleurir l’esplanade du château avec des lauriers roses, effaçant ainsi, de façon symbolique, la pauvre rébellion du premier chef jardinier de son domaine.

Aujourd’hui, à Paris, elle se sent vieille et très fatiguée. Elle pose la lettre sur son ventre. Son ventre stérile. Stérile depuis le 26 septembre 1906 ? Ou bien était-ce à cause d’Henri de la Ferronnays ? Seul Dieu…

Elle se lève péniblement, sonne Berthe et lui demande la cafetière à dépression prête pour un bon café. Berthe prépare la desserte et après quelques instants apporte la cafetière et le réchaud qu’elle allume. Elle laisse, comme à son habitude, la boite d’allumettes dans un vieux cendrier.

Madame la marquise attend qu’elle sorte, s’assure qu’elle n’est pas restée derrière la porte.

Avec l’adresse que crée l’habitude, elle enflamme la lettre au-dessus du cendrier sans se brûler. Le papier épais finit sa combustion. Il ne reste rien des mots de Françoise Cadu O’Connor. Rien de l’histoire du dévouement de Zélie.

Françoise Monjaret de Kerjégu, marquise de La Ferronnays gardera son secret.

Elle ne veut ni lire ni rencontrer sa fille biologique, le seul enfant qu’elle ait eu, et la véritable héritière du domaine de Trévarez.

Photo : Moore.

FIN


[1] Rameau de langues comprenant le manxois parlé dans l’île de Man, le gaélique irlandais et le gaélique écossais. Leur cousinage est plutôt lointain avec le breton qui en revanche est proche du cornique (Cornouailles) et du gallois (Pays de Galles).

[2] En France le vote des femmes ne sera acquis qu’en 1945 !

Pour suivre le 16 décembre…

Tard dans les bosquets au fond du parc de Jean-Yves Ruaux

Avec La Bénédiction des Corneilles, le blog débute la publication de trois nouvelles policières issues des œuvres de participants à l’atelier d’écriture 2019-2020 de la Bibliothèque. Ces nouvelles ont été créées dans le cadre du concours organisé par la médiathèque de Plonévez-du-Faou et le domaine départemental de Trévarez (Finistère Sud). La publication du texte de Manon Riquier précède celle de Zélie de Patricia Barthélémy et de Tard dans les bosquets au fond du parc de Jean-Yves Ruaux. La publication des nouvelles en trois épisodes a lieu à raison d’une nouvelle par semaine. 

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