Tard dans les bosquets
au fond du parc
Par Jean-Yves Ruaux
La brume s’étendait en linceul
– Et il a quoi ce gars ? Il est mort ? On l’a égorgé.
– Qui ? Quhan ? Quhan me ment délibérément!
– Quoi ? Quoi ? Vous dîtes ? L’enterrement ? Quel enterrement ?
-Vous n’avez pas compris. Q-u-h-a-n, je vous dis ! Q-u-h-a-n !Ah,
– Kouann vous ment !
– Q-u-h-a-n ! Pas Couen-ne !
– Moi, il ne m’a jamais menti, Q-u-h-a-n ! Je ne le connais pas
A l’enseigne du Pirate Gourmand, dans la salle de l’étage, chaque table avait connu au moins deux bordées de clients. Chaque chaise avait subi trois lessivages de la part des serveuses qui avançaient, armées de canons à savon liquide, et masquées jusqu’aux yeux qu’elles avaient toutes, noirs. Et le brouhaha ne facilitait pas la transmission des messages à travers le tissu entre les oreilles.
– Quhan comment ? Quhan Hee-Bonk !
Ah ! Mais, est-ce que, ce ne serait pas… cette histoire de manuel… ?
– Voilà, et bien…
Faire l’âne pour avoir du son. Fallait que Stonecarson m’en dise plus. De lui d’abord- qui était-il ? D’où venait-il surtout ? Un Américain dans une fac française ? CIA ? NSA ? Mormons ?
Parano ?
Infiltration ? Et pourquoi cette focalisation sur Quhan ? Je n’aurais su dire si son collègue l’obsédait ou si un réel contentieux opposait le maître de conférences chinois au doyen de la faculté de langues appliquées. Une intuition, une impression qui pour moi demeurerait indéfinissable. Comme cette brume… Parfois, elle s’étendait en linceul à la surface du bassin à l’ouest du château rouge avant de s’effilocher en spectres s’accrochant aux ramures et de s’évaporer au premier soleil.

Quhan ! Le nom avait été jeté dans la confusion d’un dîner de fin de colloque au Pirate Gourmand, le restaurant thaï de La Roche. Le directeur du département des langues étrangères de la fac y avait son couvert, plus peut-être. Les œillades de la patronne… J’avais cru. Peut-être ne s’agissait-il que d’amabilité commerciale ? De ma parano… Après tout ! Je ne devais pas me laisser aller à ce goût pour le soupçon qui m’avait déjà valu…
Bon. Pour s’en tenir aux faits, on dira que c’est ici, dans ce décor exotique de scènes de danses et de temples moulées dans une teinte chêne, que se tramaient les conjurations universitaires, que les réputations valsaient. C’est ici que des carrières mouraient sur une rumeur. Des gens aussi ? Qui sait ? Les haines s’aiguisaient au feu de la discussion que le vin avivait jusqu’à l’envie de meurtre entre les nems de bœuf et les raviolis royaux.
Les agapes du département entretenaient la flamme, avec les « vendredis au menu à 12 € », le seul que la contrôleuse de gestion de la fac tolérait pour des raisons de service. Les universitaires avaient toujours obéi au personnel administratif que leur syndicat rendait tout puissant. Mais le patron du département avait tenu mordicus. C’était comme un rituel, l’actualisation hebdomadaire de son emprise discrète sur les esprits.
Rituel mortel
C’était rituel. Un rituel mortel. A chaque fois, il jetait des noms en pâture dans la conversation à bâtons rompus « où l’on ne devait surtout pas parler boutique » ! C’était fait à la volée, comme on crache en l’air pour voir comment ça retombera. Où ? Sur qui ? Avec quelle force ? Zizanie chérie. L’affaire était ficelée avec talent car bien malin qui aurait attribué le commérage meurtrier à Stonecarson. Or, sous ses airs de pasteur suédois à fines lunettes de métal, joues creuses d’ascète, mise modeste et cheveux ras, Scandy Stonecarson avait les atouts d’un tueur. N’avait-il pas joué du couteau à la fin de la guerre du Vietnam ? Etait-il cet ancien de la CIA qu’évoquait le murmure des coursives ? Il avait en apparence, tout d’un clerc au verbe suave, tout d’un puritain. Un vrai puritain ?
J’aurais donc penché pour l’animal à sang froid, le professionnel œuvrant pour le bien revendiqué de tous, et le sien d’abord, mais sans l’amorce d’une preuve. Juste ce soupçon… Mais j’en ai déjà trop dit pour que ma fragile crédibilité ne soit pas entamée. J’étais encore marqué par la découverte insensée de ce bosquet d’arbustes au feuilles vernissées d’un vert sombre qui grimpait à l’assaut de la colline, dans la solitude boisée des tours, au bout du Finistère. La lâcheté qui m’avait fait me pisser dessus. Je l’avais vue progresser sur ma peau, senti son humidité fétide qui m’éloignait des autres.
– Bon, Quhan, et alors ?
– C’est notre bête noire. Indéracinable. Il a volé les textes d’une méthode de langue, il a utilisé les fonds de l’institut pour des…
– Des, des… ?
Stonecarson se montrait circonspect dans l’insinuation et suffisamment flou pour que chacun en rajoute.
– … Je n’ai jamais su car le président de l’université n’a pas voulu donner suite, ça ne se fait pas entre collègues, Quhan n’était pas clair. Prévarication grivèlerie…, on frisait le gros scandale. Il aurait rejailli sur la fac, sur la ville aussi. Or, il n’en était pas question, le linge sale, on le lave en famille…
Le venin s’instille
La famille ! Ça me manquait. Dehors, l’orage grondait après avoir déchiré le ciel en lambeaux de suie et gifles d’embruns. Au fil de la table qui compte une douzaine de convives, la conversation fait école dans les vapeurs qui mêlent l’anis et la coriandre à des saveurs sèches et fruitées. L’ambiance est propice à la confidence qui tue. Je ne voudrais pas paraître misogyne mais les convives sont surtout des femmes, des langues coupantes, aigües, aigries, assassines. On y va de son anecdote à propos du fameux Quhan. Il a nui à l’une. C’était en cours, même si on ne voit pas trop comment il y serait intervenu, et c’était auprès de… oui, je ne crains pas de le dire, mais… là, évidemment, vous ne l’ignorez pas, « en commission ». Et d’insister sur le mot. Vous savez les fameuses commissions d’avancement… vous savez… et bien moi, ma carrière, pareil… Comment ? Ce serait trop long… pour tout vous dire, il a même.., oui, croyez moi...
Le venin s’instille en souriant dans chaque cerveau, progresse, se diffuse, propulsé par les silences, les moues suggestives, les ellipses qui empoisonnent sans laisser de trace. Mais au dessert, on sait. Chacun(e) aimerait qu’on le/la débarrasse de Quhan sans trop savoir pourquoi, sans avoir à s’expliquer, ni à s’impliquer.
L’arrivée des plats, brûlants, du dos de cabillaud dans sa panure de riz doré et de piment-sang, des crevettes, dressées en rond, avait détourné la conversation sans éteindre l’incendie.
J’avais alors cru que l’on ne reparlerait plus de ce Quhan.
Stonecarson, lui-même, sans insister ni détailler – les autres s’en chargeaient – laissait dire qu’il était a pain in the ass, un furoncle mal placé. L’ex-secrétaire de Quhan, levant les yeux au ciel, l’assurait avec des mines dégoûtées. Quhan avait toujours la main dans le pantalon. Il ne cessait jamais de se gratter les couilles. Même en rendez-vous. Surtout en rendez-vous. Sans compter que…
Pour suivre le 18 décembre…
Tard dans les bosquets au fond du parc
Épisode 2 : La traversée funèbre
Avec La Bénédiction des Corneilles, le blog a débuté la publication de trois nouvelles policières issues des œuvres de participants à l’atelier d’écriture 2019-2020 de la Bibliothèque. Ces nouvelles ont été créées dans le cadre du concours organisé par la médiathèque de Plonévez-du-Faou et le domaine départemental de Trévarez (Finistère Sud). La publication du texte de Manon Riquier précède celle de Zélie de Patricia Barthélémy et de Tard dans les bosquets au fond du parc de Jean-Yves Ruaux. La publication des nouvelles en trois épisodes a eu lieu à raison d’une nouvelle par semaine.