Tard dans les bosquets
au fond du parc
Par Jean-Yves Ruaux

2. La traversée funèbre
A ce moment, Vladimir, l’un des rares mâles de la compagnie, un Macédonien que la sobriété navrait, s’ébroua pour commander une bouteille. Le morgon de chez Bessy était plus noir que rubis. Il coulait épais, sombre, riche, comme le sang d’une gorge tranchée net.
Le grand Vladimir était aussi massif qu’expansif avec des lunettes qui lui donnaient un regard de hibou triste. Mais, il voulait qu’on le sache. Il faisait « son » cadeau à l’assemblée. Il voulait le détacher de l’addition collective, du trop fameux « menu à… » en étalant une générosité si discrète qu’à force de gestes et de mimiques en direction de l’intendante, sa bonté devenait embarrassante. D’élégants verres hauts sur pied arrivèrent en tintant avec la patronne et la bouteille, mais le sujet revint.
Envie de vomir
Quhan ! On parlait maintenant insecticide, raticide… Le mépris envers Quhan teintait le propos partagé au milieu des rires. Un animal ! On en parlait comme d’un ragondin à cause de ses incisives, d’un nuisible, comme ce gros rat du Muséum qui rongeait tout et l’espace de chacun.
L’image du Chinois n’aidait pas à faire jouer l’empathie. Son teint mat, ses paupières bouffies et tombantes, sa peau grêlée… Une physionomie de voyou madré, musculeux et court sur pattes, genre petite frappe hongkongaise à la solde des triades, un silhouette étrangère à la distinguée communauté universitaire. Nul n’aurait deviné son métier sans en être informé. Malgré les dizaines d’articles rébarbatifs de didactique des langues que son CV mentionnait.
Je n’avais pas à m’insinuer dans ce conflit larvé. J’étais de passage à La Roche en qualité d’invité, hier pour des jurys, aujourd’hui pour le colloque. En aucun cas, je n’étais soumis à la sujétion des enseignants présents à l’égard de Stonecarson qui tenait les crédits et décidait des destins. Dehors, chacun l’aurait honni. On se serait rincé la bouche au cognac du Noctambule pour avoir prononcé son nom avec trop de complaisance. Mais jusque là, les unes et les autres avaient affiché, le verre à la main, une obséquiosité servile, parfois gluante. En d’autres circonstances, cet empressement m’aurait donné envie d’aller vomir au dessus du port. Autant pour les mouettes et les cormorans !
Mais nul ne proposait le moindre remède à l’affaire Quhan. Or, l’université, qui détestait les courants d’air et le bruit public, avait renoncé à l’assigner au tribunal pour contrefaçon. Il s’agissait d’une lâcheté. Une vraie. Qui bizarrement me pesait. Car j’en connaissais personnellement toutes les nuances.
Il était question d’élimination
Au moins, cette démission collective laissait-elle le champ libre aux nouvelles initiatives. Le délit était établi. Quhan avait plagié plusieurs ouvrages de collègues. Pire, il paraissait infréquentable car même s’il parlait de pédagogie, les vidéos qu’il avait postées sur Youtube dénonçaient toutes sa gouaille voyouse. Il disposait d’un vocabulaire restreint mais il avait le mot brutal et juste. J’appréciais donc que cet inconnu m’offre l’opportunité de me racheter, de réparer. Seul. Car, prises séparément, les personnes qui le vilipendaient, changeaient de ton, passaient à des sourires gênés, des silences éloquents, des commentaires allusifs. Elles détaillaient, avec une once de jalousie, la liste des gourgandines qui… Qui ? Mais si, vous voyez très bien, les humiliations qu’il…
Oui, tout cela méritait sa… non, personne n’oserait le mot, mais il était question d’élimination. L’aveu implicite était net, les raisons, de mauvaises raisons, mais la condamnation, unanime.
Le vin était puissant. Sa longueur en bouche révélait un goût mat, métallique. Celui d’un canon de revolver ? L’image passa furtive. Le courage n’était pas ma vertu première. Je n’osais encore imaginer les conséquences qu’aurait ce dîner.
J’étais là. Je soupais à la suite de mon intervention l’après midi devant un amphi d’étudiantes – l’unité ne comptait pas d’étudiant ! – pour l’ouverture d’un colloque fantôme. Un piège à subventions culturelles. Là s’arrêtaient mes liens avec l’assemblée dont je partageais le repas. En invité d’honneur, or j’en manquais. De chance aussi.
J’en avais toujours manqué comme ce festival, battu par la pluie, le vent, le froid et les assauts de la mer aussi furieuse qu’une femme dérangée à sa toilette par un importun.
J’avais en mémoire la vision nocturne des allées de Trévarez en mars, ma peur en avril lorsque les rhododendrons énervés par le vent liguaient leur colère de feuilles sombres pour assaillir le château.

Mais je voulais dépasser mes couardises, poser enfin un acte utile, désintéressé. Aider, réaliser, sanctionner. Je l’avais décidé. J’agirais. Que la situation ne me concernât pas rendait la tâche aisée.
Lorsque plus tard je me remémorais cette séquence de mon existence, je ne parvenais plus à identifier ce qui dans la chaîne des événements m’avait métamorphosé. Je ne parvenais pas à mettre des mots sur les faits dont la presse avait fini, mais de manière curieuse, par se faire l’écho.
Habité avec terreur
La pluie avait cessé. Il n’y avait pas eu d’embrassades. Pas de saison avec l’épidémie. Le restaurant attendait notre départ pour remettre les tables en place et leur infliger une dernière toilette. Mais les au revoir, les adieux se prolongeaient. C’était comme si toutes et tous avaient trouvé – peut-être sur le dos de Quhan – une heureuse entente, une sorte de liesse dont ils n’osaient plus se déprendre. C’était comme dans les moments où la chorale des Vallées trouvait miraculeusement son tempo et son accord sur un morceau vigoureux. Je pensais à un choral de Bach ou le Requiem dont les éclats remonteraient jusqu’à Saint-Goazec pour frapper les hautes verrières du grand salon suspendu au vent de nord. Joyeusement !
Je n’aimais pas cet esprit de consensus. J’y voyais une forme de lynchage. Sans avoir été prononcée la condamnation était devenue exécutoire. A charge à qui le pourrait de l’exécuter. Moi. Pourquoi ? Parce que. A l’époque, j’étais toujours architecte, un architecte rarement actif, mais dûment diplômé, affilié à l’ordre, à la loge.
J’étais habité avec terreur par les rêves de grandeur des clients et des bâtisseurs depuis le mémoire que j’avais consacré aux châteaux du délirant Louis II de Bavière. J’avais été marqué par la traversée funèbre du lac puis la visite d’Herrenchiemsee au crépuscule, la découverte de sa piscine vide posée comme les bains de Trévarez en surplomb du paysage, et comme eux, ruinés et monstrueusement déserts.

Pour suivre le 20 décembre…
Tard dans les bosquets au fond du parc
Épisode 3 : La hache à la main
Avec La Bénédiction des Corneilles, le blog a débuté la publication de trois nouvelles policières issues des œuvres de participants à l’atelier d’écriture 2019-2020 de la Bibliothèque. Ces nouvelles ont été créées dans le cadre du concours organisé par la médiathèque de Plonévez-du-Faou et le domaine départemental de Trévarez (Finistère Sud). La publication du texte de Manon Riquier précède celle de Zélie de Patricia Barthélémy et de Tard dans les bosquets au fond du parc de Jean-Yves Ruaux. La publication des nouvelles en trois épisodes a eu lieu à raison d’une nouvelle par semaine.