Tard dans les bosquets
au fond du parc
par Jean-Yves Ruaux

3. La hache à la main
Quhan dans tout cela ? Quhan, justement ! Comme attendu, je trouvais sa page sur le site de l’université. Il y déclinait ses champs de recherche, la liste exhaustive de ses diplômes, l’intitulé des cinquante-six articles soporifiques qu’il avait placés dans des revues de spécialistes, ses sept ouvrages dont le dernier avait été enregistré deux fois ! Plus curieux, le CV mentionnait son goût pour Sherlock Holmes, Agatha Christie, les jeux d’énigmes.
Solitaire, nu, altier, pointu
Présence insistante de Quhan sur les sites spécialisés. Il se dissimulait rarement sur les forums. Ses pseudos transparents révélaient une passion frisant l’obsession. Vulnérable. Ce dont je me réjouissais. Bonheur si je pouvais mettre à profit ma mission au château.
Une commande de la présidente du Conseil m’y ramenait. J’avais pensé aux ressources suggérées par le travail de son oncle, un fameux sculpteur, pour escamoter le cadavre. L’artiste travaillait le béton frais pour lui imprimer le relief de ses fantasmes. J’aurais pu organiser le coulage d’une dalle destinée à stabiliser l’ancien fourneau dans les cuisines qui menaçaient toujours ruine. On m’avait sollicité pour la création d’un dispositif susceptible d’attirer davantage de visiteurs, des passionnés surtout, au château qui s’élevait solitaire, nu, altier, pointu et fragile, entre l’épaisseur de son bois hanté et les immensités sidérales du paysage d’amont. Leur contemplation transformait chacune de mes visites en embarquement dans la cabine d’un zeppelin. Car le regard y tutoie dans un vertigineux effroi les vallées et les sommets des Montagnes noires avec la sensation de mouvement que le carnaval de la lumière et des nuages inflige au paysage.

Couler Quhan dans le béton relevait du bricolage élémentaire. Je devais vaincre les ultimes appréhensions que ce geste soulevait en moi. Mais n’était-ce pas le prix à payer pour la rédemption de la multitude de bassesses qui avaient jusqu’alors jalonné mon existence ?
N’y retrouverais-je pas l’énergie, la créativité qui me manquaient depuis que je me dénigrais. L’occasion ne se représenterait pas souvent d’asservir mon ego dévastateur aux besoins d’une communauté. Je trouvais une valeur esthétique à la perspective de mon acte car il triomphait de toutes les réticences morales issues de mon éducation catholique.
Restait à lui trouver une incitation suffisamment forte pour que la venue inespérée de Quhan servit de galop d’essai à l’accomplissement de ma mission.
J’avais encore, dans les jours précédant le festival de La Roche, eu l’opportunité de revisiter cet étonnant château d’un gothique intimidant, planté dans la campagne du Finistère à laquelle il opposait sa tonalité wagnérienne. Pastels contre orages d’acier.
Se poster devant les hautes fenêtres de la galerie nord du château, compter les églises, les villages et les collines, les vassaux, suffirait à rendre mégalomane.
Le carrosse de Dracula
J’avais mémoire du fantasme du constructeur. Le politicien fastueux avait englouti la fortune de sa femme dans cet Himalaya de briques rouges, de pierres noires et de tourelles pointues sans parvenir à se faire élire à la tête de la République. Un Xanadu finistérien et dément.

J’aurais bien vu le carrosse bleu-nuit de Dracula arrivant dans ce lieu écarté avec ses chevaux de corbillard et ses lanternes vacillantes, Quhan à son bord !
Je l’aurais volontiers tué pour me racheter, pour rendre service à quiconque, mais dans le respect des règles de mon art et de ma fonction. Ainsi organisais-je une chasse nocturne au trésor dont le scénario évoquait les grandeurs mystérieuses de MonteCristo, les exploits de Rocambole, et les roueries discrètes de Lagardère. Je reçus le plein appui de l’institution et je le fis savoir à grands renforts de trompettes médiatiques.
J’éviterai de raconter la suite. Car l’événement Quhan eut à distance l’effet d’un cataclysme sur l’université de La Roche. Mon stratagème fut imputé à ses responsables ce qui renforçait ma confiance personnelle. Pas la faible estime que je me portais car j’aurais préféré être exposé au grand jour afin de pouvoir exhiber mes lâchetés antérieures et revendiquer mon acte.
L’identité véritable de Stonecarson fut dévoilée. Son échange fut, plus tard, organisé avec celui de deux agents français. Le Pentagone les avait saisis la main sur les plans d’une nouvelle navette spatiale qui pouvait se transformer en arme de guerre. Ou d’un leurre spécialement calculé car avec les Américains on ne savait jamais. La communauté du renseignement avait beaucoup ri. Les spécialistes de langue de l’université furent victimes d’un effet domino. La sanction frappa la hiérarchie et jusqu’au président, un docteur en informatique incapable de la moindre embrouille tant la peur de nuire à sa carrière le tenaillait.
La chute fortuite de Quhan dans le Bassin de chasse, feuillets de l’escape game à la main, ne pouvait en hiver qu’entraîner un décès par hydrocution. Il devait rencontrer un informateur mystérieux au bord de l’eau noire et miroitante. Celui-ci aurait dû lui ouvrir l’accès à l’aqueduc souterrain longeant les cuisines jusqu’à la cache d’un supposé trésor. Mais sa piste se perdit très vite.
Les journaux, tous les journaux, oubliant les circonstances de sa mort, s’acharnèrent sur l’étrange manie policière de Quhan qui y consacrait tous ses revenus et ceux des autres. Pour la presse son hobby frisait la névrose. L’Express consacra son dossier de la semaine suivante aux fans, de petits trains, de dramas coréens et de 33 tours antiques et rayés dont les clubs canalisent mieux les obsessions et démences que la psychiatrie classique.
Moi ? J’ai abandonné toute ambition architecturale. Mais, je pratique l’horticulture décorative et j’écris des programmes de jeux. Ça marche bien. Trop bien pour un arnaqueur dépourvu de talent. Moi. Un lâche, un voleur d’idées et de destins.
Une nouvelle rafraichissante : j’ai enfin vu Shining, le terrifiant film de Kubrick. Jack Nicholson y incarne un écrivain-gardien au pair dans un palace désert. Le palace trône au milieu d’un parc dont le labyrinthe peut apparaître oppressant, à la tombée d’un soir d’automne.
Je m’en suis inspiré afin de pourvoir Trévarez d’un dédale de milliers de camélias et de théiers au feuillage lumineux et sombre couvrant des hectares denses et touffus.
Il faut s’y glisser pour saisir la frayeur qu’un froissement de branchage, ou le vol d’un oiseau agitant un buisson, peut susciter.
Je pense surtout au dilemme familial de Nicholson, au mien, au moment où, comme lui, à la poursuite de mes proches, je m’y engage, la hache à la main.
FIN
Avec La Bénédiction des Corneilles, le blog a débuté la publication de trois nouvelles policières issues des œuvres de participants à l’atelier d’écriture 2019-2020 de la Bibliothèque. Ces nouvelles ont été créées dans le cadre du concours organisé par la médiathèque de Plonévez-du-Faou et le domaine départemental de Trévarez (Finistère Sud). La publication du texte de Manon Riquier précède celle de Zélie de Patricia Barthélémy et de Tard dans les bosquets au fond du parc de Jean-Yves Ruaux. La publication des nouvelles en trois épisodes a eu lieu à raison d’une nouvelle par semaine.