Une nouvelle d’espionnage en trois épisodes :
Dinan, nid de transfuges, de fureteurs, de faux-semblants, d’agents furtifs ? Impossible ? Pas si sûr ! Depuis L’espion qui venait du froid, les révélations de John Le Carré, et la série US Les Américains, sur la très sournoise infiltration d’espions russes aux États-Unis, on le sait : l’agent secret ressemble à votre voisine qui fait de si bonnes tartes, à la documentaliste du collège, à l’inoffensif voisin qui sort prudemment son chien le soir. Beaucoup plus qu’à un James Bond bondissant revolver en main d’un hélicoptère sur le pont d’un bateau puis dans le lit d’une bombe magnétique. Voici donc le récit, par Jean-Yves Ruaux, en trois épisodes, d’une curieuse affaire, jusqu’ici tenue secrète pour les raisons que l’on comprendra. Elle peut avoir eu pour cadre la discrète Rue Rolland, qui relie la Place Duclos aux Rouairies. Mais comment obtenir la confirmation des faits ou leur démenti par une autorité qualifiée ? Les épisodes 2 et 3 seront publiés les 22 et 29 janvier.
« Leamas arrivait d’un univers polaire où les vies humaines
sont autant de pions. A manœuvrer, à risquer, à sacrifier. »
John Le Carré (1931-2020), L’espion qui venait du froid
1. Ce qui se tramait
derrière les murs du 10

la resserre illicite de trafics discrets ?
Photo Gérard Ménard.
Qui M ou les M sont-ils ? Un individu, un couple, un groupe ? Et qu’est la Rue Rolland pour eux ? Un havre ? Une base discrète d’agissements interlopes ? D’expéditions meurtrières ? Ou juste une résidence invisible ?
Et si Dinan, 15 000 habitants, deux lycées, quatre collèges, une société des amis du musée sans musée, une gare sans locomotives, 125 maisons médiévales, une caserne désertée de 6 000 m2 – blindée de vampires frugivores (Desmodus rotundus) et de chauve-souris – avait été un discret centre d’observation, un hébergement clandestin, une base d’action clandestine pour des personnes dont jamais l’identité ne sera communiquée ?
Ou si simplement la ville avait été le site d’un meurtre passionnel et d’une incroyable manigance destinée à le dissimuler ?
C’est une histoire que l’on ne voudrait pas avoir à raconter tant le bizarre y tutoie l’extravagant, l’insaisissable.
Mais s’agit-il d’ une histoire ? De celle de « M » ou du couple « M » ? D’un rapport confidentiel détourné ? Le rédacteur n’est pas autorisé à le dire, ni à signer. Quoiqu’il en soit, au bout du bout, l’enquêteur garde la curieuse impression de ne pas avoir compris ce qui réellement se tramait derrière les murs du 10 ou du 18 Rue Rolland. Ou même s’il s’y tramait un complot, l’affrontement résultant du huis clos imposé à des personnes trop longtemps confinées ensemble, ou un meurtre sordide déguisé en machination diabolique.
Qui pourrait comprendre ? Qui comprendrait ?
Linge sale

Photo Gérard Ménard.
Donc on dira d’abord un mot de cette rue Rolland avant de parler des curieux agissements et des gens que le 18 a dû héberger. Ou le 10 ! Destin romanesque imprévisible pour cette petite bâtisse de trois étages, combles sous charpente et ardoises compris, impossible à dater comme à caractériser. On la dirait anodine, anonyme, le genre de logement habité par de jeunes foyers en attente d’un mieux rapide, de leur petite maison, à voir la porte ouverte sur un escalier de carrelage sentant l’eau de Javel. Exigu, facile à nettoyer, le vestibule dénote l’absence de relations – il y a trois sonnettes, une par étage et l’idée de faire croire que l’immeuble héberge plusieurs foyers.
S’il n’y avait une fenêtre ouverte, un séchoir à linge exposé au soleil et un rideau volant au vent, nul n’en pourrait déduire qu’un couple (ou un groupe) hétérosexuel (sous vêtements divers) d’âge incertain (pas d’article mode) et de propreté moyenne (taches subsistantes) est hébergé dans l’appartement faisant l’objet d’une investigation. Mais n’est-ce pas un simple décor destiné à leurrer tranquillement le passant, le voisin parfois ? En pleine midi, les volets sont tous clos, pourquoi ? Une sombre affaire ne se trame-t-elle pas ainsi aux heures chaudes de la journée au moment où la torpeur incite à relâcher l’attention pour faire sieste ?
La banalité de la maison fait qu’elle est d’une hauteur et d’une largeur conformes à ses voisines (10 x 11 m), façade de pierre appareillée, inscrite dans la courbe de la rue. Sans la moindre trace d’originalité architecturale. Banale, passe-muraille, elle peut contribuer à dissimuler des agissements répréhensibles. Ceux d’un homme maltraitant sans vergogne sa compagne ou son compagnon, ceux d’un groupe interlope, comme les individus précités dont le 10 (ou le 18 ?) aura pu être le logement, la base opérationnelle, le point de repli selon les instants de leur trafic ambigu. Curieuse rue ! Théâtre de l’étrange. Des panneaux y ont signalé d’énigmatiques travaux en bloquant l’utilisation. Donc le passage aux étrangers à la voie. Faut-il y voir une couverture commode pour les agissements des M, ou de M qui aurait pu avoir éliminé une compagne devenue encombrante en toute indifférence du voisinage ? Vraisemblable.
Mais, on ne s’étendra pas encore sur les comportements étranges, les allées et venues incongrues du couple (ou du groupe) M… qui nous occupera d’ici quelques paragraphes. Mais s’agit-il bien d’un groupe ou d’un couple, d’un unique individu désormais ? Eux ? Lui ? Elle ? Qui a vu M ou a vu les M afin de pouvoir dire à quoi ils ressemblent ? Qui n’a pas remarqué un homme d’âge et de corpulence moyens jetant de lourds rouleaux de tapis saucissonnés dans le coffre d’un vaste break de couleur incertaine, avec une immatriculation illisible ? M ? Quels M ? Ne ressemblent-ils pas d’abord et avant tout à cette rue invisible qu’ils ont élue ? A sa banalité qui en ferait oublier leur existence.
Le N° 1 en est occupé par une agence bancaire et par un curieux hall en débordement donnant accès aux étages d’un immeuble récent. Une ophtalmologiste y a élu cabinet.
Cathédrale occulte
Le 5 est un garage d’autrefois, vaste et profond, haut et pentu comme une cathédrale occulte, mais vide, veuf de ses coches, de ses cars, de sa vocation voyageuse. On le voit par transparence malgré l’effort qu’on s’est donné pour en obscurcir les vitres comme s’il était le lieu de multiples sabbats, ce que ne permettrait pas le voisinage avec le 3, un immeuble bourgeois de trois étages à rez-de-chaussée surélevé avec hauts plafonds stuqués et moulurés. Le professeur Jeanne Urvoy, une autre ophtalmologiste, y avait autrefois son cabinet.
Etrange situation : la monumentalité du hangar du 5 ne peut-elle en faire la resserre illicite de trafics discrets, nécessitant un vaste espace anonyme pour le transfert de denrées de contrebande, de marchandises volumineuses, d’agents clandestins, d’armes, de substances.. ?
Faut-il voir dans cet usage présumé l’origine des menaces inscrites en énormes lettres peintes :
« Interdit de stationner-sortie de véhicule »,
« PV automatic »,
« Risque Fourrière police »
sur les parois inférieures et les vitres du portail coulissant métallique ?
Comment interpréter les grognements de molosses venant certaines nuits de l’intérieur du dock clos ? Qui les aura nourri ? Les M ? Quelles dépouilles leur aura-t-on abandonné à déchiqueter pour les entraîner ? Mais à quelle mission qui ne fasse frémir ?
Peut-on, sans se tromper, imaginer que les habitants du premier étage du 10 ou du 18 aient justement choisi la remise – si c’est bien eux qui l’ont choisie ! – pour ses facilités logistiques que complète une sortie discrète par une large allée sise entre le 6 et le 6B de la rue Chateaubriand. Efficacité du dispositif car nul ne soupçonnerait cette venelle de ne pas être sans issue. Faut-il imaginer « les M » comme les maîtres du jeu dans une conspiration internationale ? Ou un tandem de pervers ? Ou encore si « M » a monté une ambiance d’appréhension, une bulle d’effroi, qui dissuaderait de lui demander ce que serait devenu « la si gentille dame qui… » Mais a-t-elle un jour existé ? D’où les M viennent-ils ? Qui sont-ils ? Qui, vraiment, sont ces gens qui se dérobent aux tentatives d’approche ? Pourquoi s’ils n’ont rien à se reprocher ?
Colonel Marchand

Photo Gérard Ménard.
Le 18, Rue Rolland, numéro pair, est donc situé sur la rive droite de la rue en partant de la Place Duclos. Dans sa partie la plus anonyme. Car hormis l’entrepôt précité, aucun immeuble de la rue n’est dédié à un usage autre que d’habitation paisible et résidentielle. En apparence du moins.
Les carreaux assombris (pourquoi ?) du premier numéro pair de la rue correspondent à de massifs bâtiments annexes de l’Hôtel de Bretagne qui occupe le pan ouest de la Place Duclos en son entier. Même style que l’hôtel mais sans crépi ni apparat.
Jamais les fenêtres donnant sur la Rue Rolland ne s’animent de la moindre lumière. Juste, parfois, un rai furtif, comme illicite, la torche d’un malfaiteur ou d’un squatter veillant à ne pas attirer l’attention sur ses activités subreptices ? A moins qu’il ne s’agisse, tapi, le visage noirci de camouflage, dans l’ombre de son silence, d’un groupe entier prêt à s’acquitter de sa mission invisible et imprévisible pour ses malheureuses cibles, réfléchie, coordonnée et pourtant si meurtrière pour ceux qui, là-bas…?
Le 4 allie la modicité d’un local de remise commerciale – et sa cour – requalifiés en logements avec des terrasses, du caillebotis, des claustras, des bambous vigoureux censés masquer la médiocrité du bâti. Idem le 6 avec un garage occupant la totalité du rez-de-chaussée dans une maison dont la facture évoque la neutralité de facture du 10, de même que le 8 bis. Une similarité préméditée ? N’a-t-elle pas été imaginée de longue date pour désorienter l’enquêtrice, l’enquêteur éventuel ?
Seul le 8 en granit bleu du Hinglé répond à un dessein bourgeois sans ambiguïté par une petite recherche de dignité architecturale, un fier rez-de-chaussée surélevé à hauteur de 1er étage. Une grande baie cintrée ouvre sur le salon et l’angle d’une embrasure gothique sur le hall. La maison bleue fut la résidence du colonel Marchand, commandant le 11e Rama, et s’inscrit dans la légère courbe convexe qui marque la face nord de la rue. On précisera qu’à une époque donnée ce régiment avait pour mission armée d’appuyer en force par des actions coup de poing les entreprises de services secrets, même si le lien entre eux n’a jamais été officialisé par la puissance publique. N’est il pas possible d’y voir un lien de cause à effet ? De cause discrète à effet de surprise savamment calculé ?
Les M n’ont-ils pas joué un rôle-clé dans ces missions qui parfois ont entrainé des liquidations furtives ? De leur propre chef ou dans la relation des pions au maître d’un jeu sournois et sadique ? Mais qui était le patron, le décideur et qui, d’elle ou de lui, fut l’exécuteur professionnel et finalement l’exécuté dont on ne retrouvera pas trace, ni os ?
Pour suivre
2. Les bizarreries d’un portrait sans visage