Soupçons sur la Rue Rolland #3

« Liz la suivit lentement le long de couloirs interminables,
franchit des grilles gardées par des sentinelles, des portes de fer
aux gonds parfaitement huilés, descendit des escaliers sans fin,
traversa des cours souterraines et finit par croire
qu’elle descendait au tréfonds même de l’enfer. »
John Le Carré (1931-2020), L’espion qui venait du froid.

3. Morts, égorgés, ensevelis ?

Étrange situation : la monumentalité du hangar du 5 ne peut-elle en faire
la resserre illicite de trafics discrets ?

Photo Gérard Ménard.

Qu’a révélé le sol du garage du 5 ? Qui missionnait les M ? Dans quelle perspective ? Pourquoi n’en a-t-on pas retrouvé la moindre trace s’ils ont été exécutés ?

Qui saurait le dire ? Qui saurait mettre éventuellement le crime de M ou des M en évidence ? Quel crime ? Commis où ? Crime ? Exécution ? Raid ? A partir de quel repaire ? D’un repaire identifié ou clandestin ? Du QG ? Mais quel QG ? Quel quartier général ? De quelle organisation ?  Le 10, rue Rolland ? Le 18 ? En activité ou désaffectée, cette base ? Quelles traces ?   Quid des M ? Morts, égorgés, victimes d’une force adverse ou de leurs propres amis[1] ? Une élimination pour simples raisons de convenance, de mission achevée, de préservation du secret, d’échec était monnaie courante dans les « services » au temps de Staline. Et elle le reste puisque préférée à tout risque de fuite. Dans l’ordre, les décideurs ont oublié la métaphysique, l’émotion, la morale, et même le cynisme. Ils ont oublié la dérision et le rire. Froide et fonctionnelle, l’indifférence règne qui est le gage de l’efficacité. L’agent n’est qu’un pion. Et un pion, les M le savent sûrement se sacrifie pour sa reine, pour que son roi garde la tour qui lui assure une protection efficace. 

Gencives et mâchoires fracassées

Ont-ils été ensevelis dans une fosse commune, quelque part au bord de la Tamise, de la Volga ou étouffés dans les vases de La Vicomté-sur-Rance ?  On les y retrouverait nus et sans dents, confits dans la tangue, gencives et mâchoires fracassés pour éviter toute recherche, toute identification, la bouche emplie de marne grise, des décennies plus tard. Ou peut-être auraient-ils été simplement affectés ailleurs sous une nouvelle identité ?
Aucune réponse fiable n’a pu nous être fournie au sujet des M, y compris par les services qui nous la devaient. Peut-être avons-nous mis le doigt sans l’espérer sur une dangereuse rivalité entre groupes d’action dépendant d’autorités différentes dont aucune n’a souhaité nous parler.
La tentation serait grande de creuser l’enquête mais au risque d’en devenir la victime suivante par la nature même de ce que nous aurions découvert et qui aurait dû demeurer celé ?
Le danger est toujours présent. Je marche au milieu de cette rue Rolland condamnée par des tranchées et des panneaux à chaque extrémité. Et il se trouvera bien quelqu’un, un témoin parfaitement fiable, pour déclarer que j’ai été écrasé accidentellement par un véhicule qu’il a été impossible de reconnaître.
Le risque est aussi que l’action des M ait été si déterminante et si terrible qu’il soit impossible d’en divulguer la moindre composante ? A moins que… ? Vous savez s’ils avaient enfreint une règle qui les aurait exposés au pire châtiment ? Non, évidemment. Vous savez quelque chose d’eux ?  Sur leur organisation ? Sur la manière dont ils ont colonisé la rue ? Non. Sinon je ne serais pas là !

Élimination totale ?

Il a été impossible de pénétrer dans les immeubles, le 6 comme le 10, le 12, le 14,
déjà mué en bunker dont les issues sont murées !
Photo Gérard Ménard.

Compte tenu qu’il a été impossible de pénétrer dans les immeubles visés, le 6 comme le 10, le 12, le 14, déjà mué en bunker dont les issues sont murées ! le 18, mais aussi le 6 bis, aucune appréciation sur le degré de développement et de fonctionnement de la base de M n’a pu être formulée. Or, elle pourrait aussi avoir comporté, notamment en sous-sol, des cellules d’incarcération, des salles d’interrogatoires équipées et insonorisées, des locaux dédiés au débriefing et à la déprogrammation d’agents, voire un dispositif dédié à l’élimination totale, un AP[2]. Où ? Sous la partie paire de la rue, celle qui affecte une curieuse courbe convexe !
Parions aussi pour des souterrains. Ceux du Moyen Age reliaient dans le plus grand secret les châteaux de Dinan, mais aussi de Léhon et de Vitré créant un véritable réseau de communication occulte comme celui dont nous soupçonnons l’existence entre les divers immeubles de la Rue Rolland et aux mêmes fins : mener des expéditions meurtrières en infligeant à l’adversaire les énormes pertes qu’engendre l’absolue surprise.
Il se peut que les M aient bénéficié Rue Rolland d’une infrastructure secrète qui ait été antérieure à leur affectation. De la même façon, les Allemands ont réutilisé des fortifications françaises construites pour la guerre précédente ou encore celle d’avant, des réseaux créés au temps de la clandestinité révolutionnaire, de la Grande guerre, des événements troubles du Front populaire, de Vichy ou de la guerre froide. Qui d’entre vous a jamais pu apprécier l’ampleur des fortifications occultes de la ville de Saint-Malo ? Elles se jouent sur des kilomètres de coursives des marées et des marins, des reliefs et des récifs pour accéder à des forts et des îlots insoupçonnés ! Ni vu, ni connu ! Le secret qui aura persisté proviendrait du fait que les caves et bâtiments concernés soient toujours restés aux mains des services quels qu’ils soient. Transmis dans le secret d’une génération à l’autre. Comme un serment initiatique. Ce qui paraît étonnant et effrayant.

Pays tiers, CIA, Mossad, Mafia…

Il se peut également que les apparitions de M M, les événements-catastrophes qu’il/elle/Eux (?) a (ont) provoqué comme l’inondation de l’Impasse Maréchal Juin, aient été motivées par le souci d’évaluer de manière anodine l’organisation des services locaux et leur perméabilité à l’insertion d’agents  « dormants » aux divers échelons de postes de l’administration.  Un incident comme une inondation, un incendie autorisent à saisir dans l’action la qualité et la réactivité des services, à les tester ! Sans doute les M avaient-ils eu à prendre en charge le noyautage de la ville et du département par des agents faciles à mobiliser ? Pour le jour où les forces du prolétariat se lèveraient et renverseraient l’engeance capitaliste auxquelles elles substitueraient un soviet ? A moins que M n’ait travaillé pour l’une de ces factions qui, de génération en génération au cœur de l’armée,  se transmettent le flambeau, l’espoir de l’émergence d’une dictature militaire qui se substituerait avec bénéfice à la démocratie qui est si souvent tombée en faillite !
Pour qui donc auraient travaillé les M ? Si l’accès nous avait été autorisé à un état-civil fiable, nous aurions pu retracer leur parcours, tenter de comprendre…
Mais, l’enquête faute de moyens ne nous avait pas, jusqu’alors, permis d’identifier les tenants et aboutissants, seulement les maillons locaux, les M. Pas leurs vrais patrons. Sans doute ceux-ci s’abritaient-ils derrière un gouvernement quelque part en Europe, au Moyen Orient ou dans la poudrière sud américaine pour tirer les ficelles.
Il n’y a aucun doute : l’inondation du présumé domicile M, impasse Maréchal Juin, a constitué un essai. Ainsi le groupe M a vraisemblablement pu jauger l’atmosphère de la ville, et réaliser une étude prospective en vue d’étendre l’établissement local de la Rue Rolland[3], ou de l’utiliser pour une prise de contrôle. Mais on se perd en suppositions sur l’identité du service concerné et de son commanditaire. France, pays tiers, CIA, Mossad, Mafia…

Occire sa (ou ses) compagne(s)

Encore est-il possible que l’inondation de l’impasse Maréchal Juin se soit réduite à une affaire privée dissimulée par un énorme stratagème permettant à M d’occire sa (ou ses) compagne(s) – si tant est qu’il ne s’agisse pas d’une escouade d’agents féminins, d’une cible ou simplement d’un hologramme verbal[4] ! M, si cela est, n’aura t-il pu agir de la manière la plus discrète avant de s’évaporer lui-même ?
En effet, nul ne sait en l’absence de squelette ou de mâchoires si une (plusieurs) Mme(s) M aurai(en)t eu une existence constatable. Manquent aussi des témoignages. Mais comment les obtenir de gens tétanisés par le risque ? On rappellera les assassinats en série décrits dans les Fantômes du Chapelier du romancier Georges Simenon. Ils étaient destinés par le chapelier à masquer le meurtre de sa propre épouse alors que ses amies auraient pu en dénoncer l’assassin. La ville était paralysée de frayeur. La découverte d’autres disparitions que celle d’une Mme M constituerait une excellente indication sur la manière selon laquelle M aurait procédé[5]. On rappellera aussi au regard de l’affaire Sarrejani [6] que l’absence de cadavre ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu assassinat.
 Dans le cas de Mme(s) M, – s’il y a eu une/des Mme(s) M ! –  il resterait à savoir si la (les) personne(s) avai(en)t été occise(s) pour des motifs personnels ou pour les nécessités du service. Archives et personnels sont restés muets à ce sujet.

Prolonger leur existence de quelques mois

Deux camions aux immatriculations illisibles ont pénétré à 1h du matin le 21 août dans
l’entrepôt du 5 rue Rolland. Ils n’en sont jamais ressortis.

Photo Gérard Ménard.

Il semble donc quasiment établi que Mme(s) et M(s)  M puissent ne pas avoir eu d’existence physique constatable. Mais il est avéré qu’un individu ou un groupe a expérimenté une manipulation de la réalité afin de vérifier les modes d’organisation de la cité, une manipulation analogue à celle que les services anglais avaient monté pour leurrer les Allemands et les forces de l’Axe sur l’éventualité d’un débarquement en Sicile[7] et en détourner leur attention. 
Les M ? Il semble que les contraintes imposées par la pandémie de Coronavirus 19 auront permis de prolonger leur existence de quelques mois avec une crédibilité accrue. Le 5 août dernier un présumé M avait, par un mail que nous avons intercepté,  sollicité une rencontre physique avec R, l’un de ses contacts épistolaires supposés[8]. Ceci avant de se rétracter à l’ultime instant dans les termes suivants :

« Bonjour Armand,

Je réponds à ton sympathique message d’invitation… avec un grand regret. Car je dois décliner ton invitation. Lorsque V avait évoqué une prochaine rencontre amicale à l’occasion de votre séjour dinannais j’avais trouvé la suggestion excellente. C’était une réponse un peu trop hâtive, car je ne tenais pas compte du point de vue de B ni de D. Le contexte Covid nous effraie un peu, même lorsqu’il s’agit de rencontrer des personnes aussi fréquentables. Mais, considérant notre statut de « cible à virus », nous avons choisi de limiter au maximum notre vie sociale tout le temps de la pandémie, et je n’ai aucune envie que B ou D qui sont un peu hypocondriaques, toutes les deux, (surtout en ce moment) passent les deux prochaines semaines dans le stress en guettant l’apparition des premiers symptômes chez moi. Je sais bien que c’est un « principe de précaution » totalement infondé, mais je connais mes partenaires depuis 50 ans ! Je suis vraiment désolé pour ce pas de tango, dont je suis responsable, car j’aurais été plus inspiré en prenant l’avis de de B et D au préalable… » 

La volatilité de l’identité et de l’existence des M, leur nombre même, expliquent cette volte face confirmée par l’absence de toute pièce d’identité crédible[9] et même d’initiales pouvant y correspondre.  Il m’a été donné de constater que deux camions aux immatriculations maculées de boue,  l’un vide, l’autre lourdement chargé, ont en revanche pénétré entre 01h00 et 03h00 du matin le 21 août dans l’entrepôt du 5 rue Rolland. Ils n’en sont jamais ressortis. En apparence. L’un d’eux était vraisemblablement le véhicule d’une entreprise funéraire dont l’activité est sujette à de nouvelles investigations sur sa consommation de bois, de dissolvant et d’acide sulfurique.
Quoiqu’il en soit et quoi que nous puissions exhumer, j’ai ordonné la dépose de la chape revêtant la totalité du sol du garage du N°5. La grande surprise a été de constater que ce bitumage recouvrait plusieurs étages de locaux voûtés. La mauvaise surprise pour la recherche de la vérité a été l’ordre officiel de cesser les fouilles sans délai et qu’une nouvelle chape soit immédiatement coulée quoiqu’elle ait pu recouvrir. M ou pas !

Post-scriptum. Faut-il se méfier des informations rapportées ci-dessus ? A priori, oui. Les espions fabriquent souvent des légendes. John Le Carré le confesse : «  Je suis un menteur… Né dans le mensonge, éduqué dans le mensonge, formé au mensonge. » (Le Tunnel aux pigeons, Le Seuil, 2016, p. 313). Le menteur décourage la curiosité de la lectrice / du lecteur. Genre, circulez, y’a rien à voir ! Il dissuade les fureteurs. Idem, l’arrangeur de vérité. A contrario, Gérard de Villiers, l’auteur des SAS, était « le romancier-espion qui en savait trop » selon le Monde et le New York Times. Ses romans ont souvent servi de « boîte aux lettres » aux services secrets pour transmettre des messages. De Villiers publia le mode d’emploi à suivre pour l’attaque des services de sécurité syriens de Bachar el-Assad, quelques semaines avant qu’elle n’ait lieu en 2012 (Le Chemin de Damas, SAS N°193 et 194, 2012) ! Il serait donc imprudent de prétendre que rien ne se soit passé Rue Rolland. Même là, la réalité dépasse parfois la fiction. Surtout si elle demeure au-delà du soupçon.


[1] Dans « L’espion qui venait du froid », John Le Carré montre très bien comment un service peut choisir d’éliminer ses propres agents pour préserver une source d’information haut placée, un agent double, œuvrant sous cette couverture en territoire ennemi. Affaire de pragmatisme calculé et de cynisme congénital.

[2] Un AP, un antipoux en jargon professionnel.

[3] Les activités relatives à la quête du renseignement conduisent à la prise en compte de logiques et de rhétoriques totalement réversibles. Ce qui fait des homosexuels et des jésuites, et encore mieux des jésuites homosexuels,  des recrues vulnérables mais appréciées, selon John Le Carré et d’autres spécialistes de la duplicité vécue comme un jeu ou une seconde nature.

[4] On parle d’hologramme verbal, et non visuel, pour un agent fictif. Car pour lui, une légende a été créée et mise en œuvre sans qu’elle corresponde à une personne physique existante à un moment donné.

[5] Le domicile du Docteur Petiot était doté d’une chambre d’agonie avec regard, de deux chaudières et d’un puits à chaux vive.

[6] Sarrejani (1878-1934), avocat, escroc et assassin français, honorablement marié, menait parallèlement une vie de jeux et de stupre avec deux sœurs, allemandes, et culottières, qui participaient à ses escroqueries à l’assurance. Elles épousaient des hommes riches en mauvaise condition physique qui disparaissaient dès qu’il le fallait. Ils s’évaporaient moins vite toutefois que les complices mâles de ces escroqueries macabres. Car, après usage, Sarrejani les dissolvait dans l’acide sulfurique, les liquidant, au sens propre du terme, en une mélasse noirâtre. Cette affaire célèbre a inspiré le film Le Trio Infernal (1974) avec Michel Piccoli et Romy Schneider.

[7] Pour l’opération MinceMeat (Chair à pâté), afin de favoriser le débarquement en Sicile et dissuader les Allemands d’y concentrer leur forces, les Anglais avaient équipé le cadavre d’un officier de plans stratégiques ultraconfidentiels. Ils lui avaient donné une identité fictive mais plausible. Ils avaient fait en sorte que le cadavre soit retrouvé sur une plage de l’Espagne franquiste alliée des Allemands. Les agents de Hitler pourraient ainsi vérifier que tout était exact, que l’officier avait même eu une vie réelle afin de prêter foi aux informations recueillies sur le cadavre parachuté. Voir Ewen Montagu, L’homme qui n’existait pas, Ed. J’ai lu

[8] Nous n’en avons pas retrouvé pour l’instant de trace fiable malgré une adresse IP réelle.

[9] Y compris l’état-civil relatif aux Français nés à l’étranger tenu à Nantes par l’antenne du ministère des Affaires étrangères qui a été sollicité par voie administrative anonyme et cryptée.

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