« L’Arbre monde » de Richard Powers

L'arbre-monde
  Éditions du Cherche midi, 2018, 530 p.

« Avant d’écrire ce livre, dit l’auteur, je ne prenais pas les arbres au sérieux. J’étais tellement ignorant. » Cette ignorance, bien partagée, avait cependant été combattue en 2017 quand parut La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben, un essai vite devenu un best-seller mondial. Tant de données enfin vulgarisées et qui n’ont pu échapper à Richard Powers. Disons que c’est la passion d’un ingénieur forestier rhénan pour « la vie secrète » des arbres qui m’avait déjà donné des connaissances facilitant grandement la lecture de L’arbre Monde.

Si l’on observe un arbre, on devine l’entrelacement de ses racines puis l’œil suit le tronc jusqu’à la cime qui porte peut-être déjà ses fruits. C’est ainsi que Richard Powers structure son impressionnant roman : d’abord, huit racines sous forme de huit histoires très ouvertes dont les neuf protagonistes vont un jour voir leur destin se lier à celui des arbres ; c’est un plaisir de lecture d’ailleurs de se demander dans quelles circonstances ils vont fusionner comme des racines pour former un puissant tronc commun. Voilà un projet romanesque d’une grande complexité.

Les cent soixante-treize premières pages nous familiarisent donc avec huit groupes familiaux n’ayant pour le moment aucun lien entre eux et vivant dans des États différents ; le seul lien décelable serait qu’à chacune des huit histoires soit associé un arbre, toujours d’essence différente.

Nicholas Hoel descendant d’une lignée de fermiers a fait les Beaux-Arts à Chicago ; il possède un curieux flip-book, fait des photos prises tous les ans par des générations de Hoel pendant un siècle et montrant la croissance d’un châtaignier. Il faut dire que ce n’est pas n’importe quel châtaignier : il est le seul qui survécu dans l’Iowa à une maladie cryptogamique, un fléau venu d’Asie, qui éradiqua cette espèce des États américains.

Ma Sih Hsuin, fils d’un richissime négociant de Shanghaï menacé par le régime communiste, émigre aux États-Unis : il emporte avec lui un précieux parchemin et trois bagues de Jade admirablement gravées chacune d’un arbre. Après sa mort « sous l’arbre à soie qui a bâti la fortune des Ma », l’une de ses trois filles, Mimi, diplômée en ingénierie céramique, hérite de l’antique parchemin et de l’une des bagues gravée d’un mûrier symbolisant l’avenir et quitte l’Illinois.

Chacun des quatre enfants Appich a un arbre : Adam a un érable « qui rougit » comme le fait si souvent son jeune propriétaire et futur professeur de psychologie.

Le couple Ray Bruikman et Dorothy Casaly pour qui « les arbres ne représentent presque rien » décide pourtant de planter un tilleul pour son premier anniversaire de mariage.

La vie de Douglas Pavlicek fut marquée par trois traumatismes. En 1971, à 19 ans, il a accepté d’être l’un des cobayes de la fameuse « expérience de Standford ». De vrais policiers jettent des jeunes gens, consentants, dans une vraie prison ; on tire au sort les rôles : gardiens et condamnés. Les résultats de cette expérience, à l’éthique très discutable, sont censés étayer la thèse que le comportement d’un individu est fonction de sa situation et non pas de ses prédispositions. Douglas ne s’est pas remis de ces quinze jours d’expérience. Devenu sergent-chef, il est éjecté de son avion Hercule et chute en plein territoire Khmer rouge. C’est l’épais feuillage d’un figuier-banian qui lui sauve la vie. Troisième choc : il réalise qu’il suffit d’un rideau d’arbres le long d’une autoroute pour masquer les coupes claires dans une forêt nationale massacrée et pour créer l’illusion d’une nature intacte ; il se fera donc planteur de sapins de douglas, croyant ainsi contribuer à sauver des espaces forestiers.

Neelay Melita, fils d’émigrés indiens venus du Rajasthan est un génie informatique devenu tétraplégique après sa chute d’un arbre ; il crée des jeux vidéo d’une extrême complexité sur la biosphère qui connaissent un succès mondial. « Le but du jeu sera de deviner ce que ce monde nouveau et désespéré attend de vous. »

Patricia Westerford, la malparlante, la malentendante, a su dès son enfance dans l’Ohio et grâce à son père botaniste, regarder les arbres. Sa thèse de doctorat en sylviculture porte sur les arbres en tant que créatures sociables et elle démontrera sans connaître pour le moment la moindre audience que « les arbres parlent entre eux » et que « rien n’est moins isolé, plus sociable qu’un arbre ».

Olivia Vandergriff a surtout vécu, en s’inscrivant à la fac, « un éveil psycho-socio-sexuel » et donc « une éducation plus riche que ce qu’elle escomptait ». S’il y a quelque chose à laquelle elle est restée indifférente, c’est bien le ginkgo biloba « ce fossile vivant » sous lequel elle passe sans le voir depuis six mois. Le jour où elle fut électrocutée par un fil électrique bas de gamme aurait pu être une fin radicale…

… à moins que ce ne soit un début. Le début d’une conversion, d’une illumination avec pour guide des voix intérieures très insistantes et le début d’une seconde partie où les protagonistes se rencontrent grâce à la créativité éblouissante de leur auteur et où chaque personne, chaque couple ou duo improbable va s’engager de façon très personnelle dans un combat commun. Là s’opère la fusion des destins : celui des hommes et celui des arbres.

Les moyens du combat sont évidemment fonction de chaque personnalité et donc très divers et la lutte engagée ouvre le champ d’inépuisables réflexions sur les capacités de changement des individus et sur la relation de l’homme au non-humain.

Neelay, le maître de Sempervirens, immobilisé dans son fauteuil roulant a d’immenses pouvoirs mais limités à  l’espace virtuel et « les meilleurs développeurs de la Silicon Valley frappent à la porte tous les jours, avides d’être de la partie… ». Le jeu dévore le temps de ceux qui passent cinquante heures par semaine à jouer : « ça gâche beaucoup de temps productif » mais « ça n’est peut-être pas un mal de détruire un peu de productivité… ? »  La  « vraie vie » se trouverait-elle dans un monde virtuel ?

Adam, doctorant en sociopsychologie pourrait « étudier les gens qui soutiennent une position que toute personne raisonnable dans notre société trouve complètement folle. – Par exemple ? –  Nous vivons une époque où d’aucuns affirment qu’il existe une autorité morale qui excède l’espèce humaine. »  Tout en affirmant haïr les militants, leur dogmatisme et leurs slogans, il a suivi les reportages montrant que des gens risquent leur vie pour des plantes tout au long de la côte Ouest. Des questions se posent : « Les droits des végétaux ? Les arbres sont des personnes ? »… « Est-ce que les gens invoquent vraiment un nouvel ordre moral non humain ?  Ou est-ce simplement du sentimentalisme pour la jolie verdure ? »

Patricia part en croisade pour sauver des graines, lutter dans le monde entier contre la disparition des espèces : « Dix-sept formes de dépérissement forestier, toutes aggravées par le réchauffement climatique. Des milliers de kilomètres carrés reconvertis en développement. Une perte annuelle de cent milliards d’arbres. La moitié des espèces ligneuses de la planète auront disparu à la fin de ce siècle nouveau. » Elle mentionne tous les points chauds du déclin forestier et leurs causes immédiates ; d’un continent l’autre, elle combat l’ignorance destructrice, dévastatrice, par une action systématique de sauvegarde des espèces menacées mais aussi  par la publication scientifique et une prise de parole courageuse, qu’elle soit destinée aux scientifiques ou au grand public.

La réflexion n’est jamais dissociée de l’action qui peut évidemment prendre des formes plus violentes que des jeux vidéo ou des publications universitaires. On se sent proche de Mimi Ma : « la révolte la submerge, la sournoiserie de l’homme, un sentiment d’injustice plus vaste que toute sa vie… » On comprend que la conscience peut se muer en colère et que, rencontrant des « compagnons de foi », on se tourne vers l’action militante : les manifestations pacifiques voire l’activisme violent ou l’éco-terrorisme comme ce sera le cas pour Nick et Olivia très engagés dans les mouvements de protestation de Californie pour dénoncer les « massacres » commis par certaines multinationales milliardaires. « Un bosquet de troncs vieux de six siècles, qui s’élève dans les airs à perte de vue. Des arbres plus anciens que les caractères d’imprimerie. Mais leurs sillons sont numérotés de blanc à l’aérosol comme si quelqu’un avait tatoué une vache vivante d’un diagramme de boucher montrant les diverses pièces de viande qu’elle dissimule. Les préparatifs d’un massacre. » En fait, le « massacre » était largement commencé et il fit La Une de la presse quand, dans le comté de Humboldt, de 1970 à 1980  la Georgia Pacific Corp liquida les dernières forêts de séquoias. Un siècle d’exploitation forestière non réglementée et de destruction, les lois existantes n’étant jamais appliquées d’où des manifestations de masse de 1980 à 1990. « Des géants cinq fois plus gros que la plus grosse des baleines », « Des arbres plus grands que nos rêves sont envoyés à la scierie B pour être transformés en planches. Humboldt abat quatre fois plus vite que la moyenne de la concurrence. Et ils continuent d’accélérer avant que la législation les rattrape… Humboldt Timber aura assassiné tous les géants… »

Le destin de l’humain et du non-humain est lié et on peut s’attendre à de grandes souffrances. Mais choisissons plutôt de conclure sur un élan d’admiration pour ces magnifiques et vénérables géants bienfaiteurs que sont les arbres : « Le brouillard enveloppe la canopée. Par une trouée dans la frondaison, les clochers duveteux de troncs voisins se dressent en tourbillons dans le voile de gaze d’un paysage chinois. Il y a plus de substance dans leurs panaches grisâtres que dans les pics vert-brun qui les traversent. Tout autour d’eux s’étend un conte de fées fantasmagorique issu du paléozoïque. C’est un matin comme le matin où la vie apparut pour la première fois sur la terre sèche… Des forêts de cinq teintes différentes baignent dans la brume, chacune une aire biotique pour des créatures encore à découvrir ».

L’impression générale est celle d’« une exubérance baroque », celle de la forêt et celle d’un grand roman qui trouve ses racines dans un principe stabilisateur : celui d’Yggdrasil, l’arbre monde de la mythologie scandinave.

Michèle Morel

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