« Lettres à Mina » de Thuân

Lettres à Mina | Riveneuve

Le titre fixe immédiatement ce roman dans le genre épistolaire. Mais ceci dit, vais-je lire une correspondance authentique Albert Camus à… ou fictive Usbek et Rica ? – La formulation ne suggère pas ici d’échanges. Mina est-elle une personne ? Est-elle un personnage comme ma chère Kitty ? – Dans ce cas, les lettres seraient un avatar du journal intime.

La première ligne de la première lettre me donne une réponse : « C’est la première fois que j’écris sur toi… » Non pas « que je t’écris » mais « que j’écris sur toi ». Ce n’est donc pas une correspondance mais un journal qui sera quasi quotidien. Mina comme source de souvenirs, d’émotions, de réflexions et d’inspiration. « Aujourd’hui, le tiroir portant ton nom s’est ouvert en grand… » La situation actuelle de Th., c’est ainsi qu’est nommée l’auteure des lettres, est favorable à l’ouverture d’un ou plusieurs tiroirs : Elle est seule dans « une chambre de neuf mètres carrés au septième étage » sous les toits, place Pigalle, là où elle vécut à son arrivée à Paris. C’est un repli volontaire. Laisser pendant un temps de vacances scolaires son mari, son fils et sa maison du 16: pas de meilleure solution pour cette vietnamienne éduquée sous un régime communiste pour permettre à sa belle-mère hongroise et surtout juive orthodoxe d’éduquer son petit-fils selon les préceptes du judaïsme. C’est vrai que quand on ne parle pas hébreu, qu’on ignore tout des habitudes kasher, qu’on ne sait rien des rituels religieux, qu’on est convaincu que toutes les religions sont « des murs », mieux vaut s’effacer avec douceur et calme. Je reviendrai au thème de cette lettre du 22 octobre 2017, qui semble particulièrement important : pour obtenir la liberté, quel prix est-on prêt à payer ?

Avec Mina l’afghane « qui ne parlait jamais de Kaboul », il y a plus de vingt ans, Th. a partagé pendant cinq ans une chambre à Pyatigorsk, en Russie soviétique, justement pendant les pires années de la guerre en Afghanistan. Où pourrait être actuellement Mina ? Dans un de ces campements de réfugiés de la Porte de Saint-Ouen ? A Mina, l’amie libre et sans préjugés, Th. peut tout dire ; elle peut même parler de l’Afghanistan d’aujourd’hui et ceci de deux façons : en restituant de mémoire les lettres d’amour que son amie Pema lui a lues avant de les envoyer à son amant, correspondant de guerre à Kaboul « cette gigantesque morgue à ciel ouvert » : des lettres envoyées de Saïgon, toutes sous le signe de la pluie puisque « la pluie n’apporte aux pauvres que le désespoir ». L’autre façon sera d’intercaler entre les lettres des articles de presse authentiques, datés et traitant tous d’un sujet afghan contemporain. Ce peut-être  l’importance des salons de beauté et les effets du maquillage chez des femmes qui vécurent de multiples interdits sous le régime des Talibans, ou la dénonciation de la violence religieuse, des lynchages pour blasphème par exemple, la discrimination rendant quasi impossible pour une femme de demander le divorce, l’irrémédiable destruction d’un patrimoine exceptionnel, les déplacements de populations, les victimes civiles… Mais pour clore ces articles, après une lueur d’espoir due à la réussite sportive d’une jeune iranaise : « Les femmes doivent sortir de chez elles, montrer de quoi elles sont capables et ne laisser personne choisir à leur place », le dernier article revient sur les difficultés d’émancipation de femmes encore trop souvent étouffées sous la burka. Des voix multiples venues d’organes de presse variés : Le Monde, Paris-Match, Ouest-France, Huffington Post…, mais sans discordances.

Quand on « ouvre un tiroir » on risque d’y passer des heures passionnantes à explorer son contenu : on y trouve des trésors. Hésitation ! Que choisir ?

Si ces lettres sont bien un journal personnel, je choisis la narratrice.

Madame Th. d’allusions en confidences, dessine un autoportrait dont certains traits paraissent inspirés de la vie même de l’auteure ou de personnages romanesques appartenant à de précédents romans. Th. n’est pas sans me rappeler la narratrice de Chinatown restée follement amoureuse du chinois Au Phuong Thuy. A Thuy se substitue ici Vinh, l’inoubliable amant : « Ses doigts diraient pour lui ce qu’il ne pouvait exprimer avec des mots, la folie de ses envies, la bestialité de son désir, la douleur du manque. » Ce ne sont désormais que des rêveries brûlantes à partir d’un passé qui n’est plus : « Vinh murmurerait à mon oreille… Je le caresserais… Je me délecterais de son désir… Nous irions de Paris à Trouville… » La réalité est que Th. s’est mariée : « J’ai épousé Artur mais je n’ai pas retrouvé l’amour… » Reste à « continuer notre comédie dont je ne voyais pas la fin ».

Mère du jeune Viktor, un enfant de sept ans tendre et attachant : « Moi, c’est ma maman que j’aime », Th. a littéralement honte de ne pas savoir s’imposer face à sa belle-famille : au point de vue culinaire, il est évident que sa belle- mère l’emporte sans conteste ! Mais cela n’en est pas moins détestable de voir cette juive hongroise haïssant le communisme exercer ce genre de séduction gourmande sur un enfant pour s’en faire un allié et l’inciter à porter avec fierté la kippa : « … Ma belle-mère a réussi au-delà de toute espérance à éduquer Viktor dans la tradition juive. » Ce que personne ne soupçonne c’est que le deuxième prénom de Viktor est : Vinh.

En tant qu’écrivaine Th. a également du mal à s’imposer face à une diablesse d’éditrice ! Elle aimerait lui dire, mais elle ne le fait pas : « Excusez-moi, sommes-nous chez un éditeur parisien ou au Comité de censure de la Police culturelle de Hanoi ? »

 Il ne faudrait surtout pas en déduire que Th. est une craintive effacée ! Elle paie cher sa liberté, dont la liberté d’expression. Cette volonté de liberté l’a obligée à faire des choix violents : partir, s’exiler pour comprendre ce que sur place on n’a aucune chance d’apprendre. Non, le Vietnam n’a pas aidé  « le frère cambodgien » ; oui, il y a de curieux hasards. « En 1979, l’armée vietnamienne aida Phnom Penh à éliminer Pol Pot pour installer Hun Sen au pouvoir, un proche de Hanoi ; et l’armée soviétique aida Kaboul à enlever Hafizullah Amin pour établir Babrak Karman, un proche de Moscou. » Critique politique mais aussi critique sociale : pour ses compatriotes « vendre des contrefaçons est leur spécialité… et surtout, ils ne craignent pas la corruption ». Poète prétentieux et ridicule, vêtements de femmes aussi tristes que la Russie soviétique, chinoise calquant le style de Jackie Kennedy avec un risible mauvais goût, corruption des entreprises… tout peut être dénoncé avec un humour vengeur et plus que tout autre l’exploitation de la misère comme celle de ces prostituées polonaises de Pigalle qui ont pensé trouver en Europe de l’Ouest « refuge entre les bras des capitalistes ».

Sa curiosité – et sa créativité – d’écrivain l’ont conduite à des rencontres étonnantes. Certains personnages prennent beaucoup de place dans les lettres comme « la mystérieuse Madame Chiên et l’obscur monsieur Chat ». En quoi ces personnages sont-ils spécifiquement romanesques ? Sans doute parce qu’ils ne sont pas ce qu’ils semblaient être, parce que nous nous laissons abuser par des apparences trompeuses, parce que l’imagination à l’affût du hors normes nous trompe, parce que c’est justement là que se trouvent les sources de l’inspiration. Réussir à faire traverser le mur de Berlin par un de ses personnages – ici le vietnamien monsieur Chat -, est un rêve de l’écrivaine. Mais voilà qu’un curieux parallélisme s’impose : Berlin est, Berlin ouest. Au nord de la rivière Bên hai : Hanoï, au sud : Saïgon.  Comment croire que « pendant deux décennies, Saïgon était un mot interdit dans le nord du Vietnam… Quiconque habitait à Saïgon était considéré comme de l’autre côté de « la ligne de démarcation », c’est-à-dire dangereux et susceptible de collaborer avec l’ennemi ». Ces similitudes sont troublantes. Tant pis si l’évasion de M. Chat est une « fuite improbable ». La narratrice en tant qu’auteure romanesque affirme le droit à la fabulation : « Tu constateras que mes personnages nagent comme des têtards entre la réalité et la fiction, entre mes prévisions souvent à contre-courant et des histoires inachevées, des récits sans queue ni tête, des  »vérités » invérifiables. » Cette réflexion sur le travail d’écriture est un des thèmes récurrents et particulièrement intéressants des Lettres à Mina

Qui veut se risquer à répondre à la question qui est aussi la dernière ligne de ce singulier et beau roman : « Qu’est-ce qu’une œuvre littéraire ? » Je repense à une phrase de Chinatown : « Pour moi l’écriture n’a pour but ni la mémoire ni l’oubli. C’est seulement en écrivant mon dernier roman que je saurai à quoi elle sert. »

Michèle Morel.

Lettres à Mina, Thuân, Riveneuve, 2020. 264 p.

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