Devant les œuvres d’art venues de tous les continents et exposées dans nos musées, inévitablement se pose la question des circonstances dans lesquelles elles y sont parvenues. Ne faudrait-il pas « informer les visiteurs de nos musées et leur faire prendre conscience de la provenance du tableau ou de la statue qu’ils sont en train d’admirer » ? Un paysan de Milo trouve en labourant son champ une statue mutilée. Le marquis de Rivière est intéressé et la lui achète ; l’ambassadeur de retour en France offre cette admirable statue de Vénus à Louis XVIII qui en fait don au Louvre. Certaines œuvres viennent de la répartition des découvertes archéologiques, d’autres sont des extractions de pays colonisateurs. (La France qui possède quatre-vingt-dix mille œuvres du patrimoine africain a restitué au Bénin en 2021 les vingt-six œuvres du trésor d’Abomay.) Beaucoup ont fait partie d’un « butin de guerre » …

Très récemment, le 11 janvier 2023, la ministre britannique de la culture s’est à nouveau opposée à la restitution des quatorze métopes du Parthénon : « Elles appartiennent, dit-elle, au Royaume-Uni où nous avons longtemps pris soin d’elles. » A qui appartiennent ces trésors antiques ? Voilà bien la question. Combien de prétextes sont depuis deux siècles opposés à la Grèce pour éviter la restitution des marbres du Parthénon ! : « Nous leur avons rendu service, les Grecs devraient nous remercier ». Ils auraient sûrement été détruits par les Turcs. « C’est une chance pour l’humanité qu’ils soient en sécurité à Londres. » Mais la Grèce est devenue indépendante en 1830, oui, mais la pauvreté, l’incompétence étaient de trop grands facteurs de risques et puis Londres est beaucoup plus central géographiquement pour permettre un accès pratique aux visiteurs…
Andrea Marcolongo, helléniste italienne, est troublée par cette question pendant la nuit qu’elle accepte, et avec quelle satisfaction, de passer à Athènes, au nouveau musée de l’Acropole. Vingt-cinq mille mètres carrés à sa disposition, elle le ressent comme « un privilège inédit » accordé à « la plus philhellène des écrivains. ».
En fait, elle a accepté de passer la nuit « dans un musée vide ». « Le Parthénon est aujourd’hui le symbole universel du manque et du vide. De tout ce qui a été livré à la négligence et à la dévastation. » Son livre sera donc « l’histoire de l’absence des marbres du Parthénon au musée de l’Acropole ».
A ce thème essentiel vont se mêler des confidences. Disons qu’Andrea Marcolongo se perçoit, comme le fait Annie Ernaux, en « transfuge de classe ». « Je suis, dit-elle, la fille d’un homme, qui n’avait pas fait d’études », « un fils de bouvier » qui ne parlait que le dialecte de Vicence.
C’est une italienne exilée à Paris par choix : « Je suis une migrante par caprice et par ennui ». Elle n’écrit qu’en italien alors qu’elle pourrait le faire en français mais c’est pour éviter « la coupure ultime : lorsque je cesserai d’écrire en italien, je trancherai le dernier lien qui m’unit à l’Italie ». Peut-être que la Grèce n’est pour elle qu’un « transfert » : « Je me suis fabriqué un troisième pays de cœur ». Pendant cette nuit au musée, les souvenirs, les regrets la submergent : « Devant moi, un fragment du fronton ouest du Parthénon me fait rougir d’avoir été cette fille pédante et superficielle : c’est la statue décapitée de Pandrose, déesse de la rosée, qui serre dans ses bras son vieux père Cécrops, le premier roi d’Athènes… ».
Une statue décapitée … une « sculpture gigantesque de la main gauche de Zeus tenant la foudre : le poignet du bras divin a été tranché net, les phalanges se contractent dans le vide … », « … quelques fragments de têtes, beaucoup de pieds, quelques bras, des museaux de chevaux. Mais les visages de ces hommes et de ces femmes éternels, sculptés par l’école de Phidias…ne sont plus ici ». « Cinq Caryatides restées à Athènes sanglotent la nuit devant le vide laissé par leur malheureuse sœur ». Tout, dans ce musée, est vraiment « l’histoire d’une absence ».
Romains, Byzantins, Wisigoths avaient pillé et saccagé Athènes mais n’avaient jamais touché l’Acropole. Il a fallu l’avènement du christianisme au Vème siècle pour que le Parthénon soit transformé en église qui devint mosquée au XIVème siècle pendant l’occupation ottomane puis poudrière que les vénitiens firent sauter au XVIIème siècle. Jamais les turcs ne pensèrent qu’un vestige de l’Antiquité puisse avoir la moindre valeur artistique mais pourtant aucun étranger n’était autorisé officiellement à emporter la moindre statue et l’accès à l’Acropole était strictement interdit aux étrangers. Cependant, les voyageurs du XVIIIème siècle, qui se disaient cultivés, n’imaginaient pas quitter Athènes sans un souvenir. Les statues antiques furent donc brisées pour qu’un fragment puisse être aisément emporté et ceci pour la plus grande satisfaction des turcs qui en faisaient commerce.
Il est certain que si Napoléon avait vaincu les turcs et les anglais en Egypte, c’est au Louvre qu’on viendrait voir la frise du Parthénon ! Mais c’est l’ambassadeur d’Angleterre, Lord Elgin, qui obtint du sultan la lettre officielle l’autorisant ainsi que les artistes travaillant pour lui à monter librement sur l’Acropole et y faire des fouilles. Le révérend Philip Hunt, chapelain de la délégation d’Elgin, fut le grand responsable du saccage de l’Acropole, du pillage du Parthénon. En 1803, les métopes et les frontons ont presque tous disparu, restent au sol les fragments de ce qui fut brisé.
« A croire qu’ils veulent déplacer la lune de son orbite : l’archéologue Edward Daniel Clarke décrit ainsi l’effarement des Grecs terrorisés par les agissements des Anglais, certains que l’âme de la terre hellène finirait un jour par se venger ».
La colère d’Athéna Parthénos allait effectivement s’abattre impitoyablement sur Lord Elgin. La déesse fut, je crois, bien aidée par Lord Byron qui ayant contemplé les vestiges mutilés du Parthénon, laisse à Minerve dans son célèbre poème La malédiction de Minerve, le soin de dénoncer dès 1811 l’acte prédateur et maudire l’Angleterre, Lord Elgin et toute sa descendance : « J’ai échappé aux ravages des Turcs et des Goths, mais il a fallu que ton pays envoyât un spoliateur qui les dépassât tous… », « …qu’il soit honni durant sa vie et sans pardon pour ses cendres ». « En l’espace de quelques mois, dit l’autrice, les vers de Byron, lus et traduits dans toute l’Europe, rendirent la parole aux marbres volés par Elgin… et suscitèrent une prise de conscience générale ».
De cette indignation naquit le mouvement appelé philhellénisme : la mort à Missolonghi de Lord Byron qui avait tant défendu la cause des grecs en est restée un symbole. Les écrits militants de Chateaubriand : Note sur la Grèce, de Victor Hugo, de Lamartine, le tableau de Delacroix, Le massacre de Chios, ont contribué à l’émergence d’un immense mouvement de sympathie pour les grecs, au succès de la révolution en 1830 et à la création d’un état grec moderne.
Présenté par Michèle Morel